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la princesse brambilla.

leurs siéges, dirent en chœur, en formant un cercle épais autour de Magnus et récitèrent les paroles mystérieuses.

Alors les autruches et les Maures poussèrent des cris confus, et on entendait aussi la voix de beaucoup d’autres oiseaux. Mais Giglio, qui s’était remis de sa stupeur et avait repris tout son sang-froid, et auquel ceci paraissait une burlesque comédie, s’écria plus fort que tous les autres :

— Au nom de Dieu ! qu’est-ce ? Aurez-vous bientôt fini toutes vos folies ? Soyez donc raisonnables. Dites-moi où je pourrai trouver la princesse, Sa Grâce l’admirable Brambilla !

Je suis Giglio Fava, le plus fameux comédien du monde, que la princesse Brambilla aime et qu’elle veut élever aux plus grands honneurs. Ainsi écoutez-moi donc, dames, Maures, autruches ; je sais cela mieux que le vieux qui est là, car je suis le Maure blanc, et aucun autre…

Aussitôt que les dames aperçurent Fava, elles poussèrent un perçant éclat de rire et coururent vers lui. Giglio ne put se dire pourquoi il ressentait tout d’un coup une crainte terrible, et il fit tout son possible pour les éviter. Il n’aurait pas pu y parvenir s’il n’eût réussi, en étendant son manteau, à s’envoler jusqu’à la coupole de la salle. Alors les dames coururent çà et là et jetèrent de grands draps vers lui, jusqu’à ce qu’il tombât épuisé. Alors elles lui lancèrent un filet sur la tête, et les autruches apportèrent une jolie cage d’or où on l’enferma sans pitié. Au même moment le lustre s’éteignit, et tout disparut comme par un coup de baguette.

Comme la cage était près d’une grande fenêtre, Giglio put regarder dans la rue, qui se trouvait silencieuse et déserte, parce que tout le monde était alors dans les maisons de jeu et les tavernes, de sorte que le pauvre Giglio, mal à l’aise dans son étroite prison, se trouva dans la solitude la plus complète.

— Est-ce donc là mon rêve de bonheur ? s’écria-t-il avec un accent douloureux. Est-ce là le tendre secret enfermé dans le palais Pistoja ? J’ai vu les Maures, les dames, le petit bonhomme de la tulipe, les autruches et tout ce qui est entré par la porte étroite ; il n’y manquait que les mulets et les pages emplumés ; mais Brambilla ne s’y trouvait pas. Non, ce n’est pas ici que demeure la charmante image de mon ardent désir, de ma passion si vive ! Ô Brambilla ! Brambilla ! et il faut que je languisse dans une vile prison, et je ne jouerai jamais le Maure blanc ! Oh ! oh ! oh !

— Qui se lamente si fort ? s’écria quelqu’un dans la rue.

Giglio reconnut à l’instant la voix du vieux Celionati, et un rayon d’espoir descendit dans son âme inquiète.

— Celionati ! cher monsieur Celionati ! s’écria-t-il avec un accent fait pour émouvoir, est-ce donc vous que j’aperçois au clair de lune ? Je suis ici dans une vilaine position. Ils m’ont enfermé dans une cage, comme un oiseau ! Ô Dieu ! seigneur Celionati, vous êtes un homme vertueux et incapable d’abandonner son prochain dans la détresse. Vous avez à votre disposition des forces puissantes, sauvez-moi, sauvez-moi ! Ô liberté ! douce liberté ! personne ne t’estime plus que celui qui se trouve dans une cage, même lorsque les grilles en sont d’or.

Celionati se mit à rire violemment ; puis il ajouta :

— Vous voyez, Giglio, voilà où vous ont conduit votre maudite folie et vos rêves insensés ! Qui vous a dit d’entrer, dans une mascarade de mauvais goût, dans le palais de Pistoja ? Comment pouvez-vous vous glisser dans une réunion où je ne suis même pas invité ?

— Comment ! s’écria Giglio, vous appelez mascarade de mauvais goût le plus beau de tous les costumes, le seul sous lequel je pouvais décemment me montrer à la princesse adorée.

— C’est votre beau costume même qui est cause de ce qui vous est arrivé, répliqua Celionati.

— Mais suis-je donc un oiseau ? s’écria Giglio plein d’impatience et de colère.

— Les dames vous ont certainement pris pour un oiseau, et précisement pour un de ceux qui leur plaît le plus pour un bec jaune.

— Ô Dieu ! s’écria Giglio hors de lui. Moi ! Giglio Fava, le célèbre héros tragique, le Maure blanc, pris pour un bec jaune !

— Eh bien, signor Giglio ! dit Celionati, prenez patience ; dormez doucement et paisiblement si cela vous est possible. Qui sait si le jour qui va venir ne vous apportera pas quelque agrément ?

— Ayez pitié, signor Celionati, s’écria Giglio ; délivrez-moi de cette prison maudite ! Je n’entrerai jamais plus dans le palais de Pistoja.

— Vous n’avez en aucune façon mérité que je m’intéresse à vous, répondit Celionati. Vous avez méprisé mes bons avis, et vous voulez vous jeter dans les bras de mon ennemi mortel, l’abbé Chiari, qui, il est bon que vous le sachiez, vous a précipité dans ce malheur par ses vers bas et absurdes, pleins de mensonges et d’erreurs. Pourtant vous êtes dans le fond une bonne créature, et j’ai souvent prouvé que je suis un vieux fou facile à attendrir ; c’est pourquoi je veux vous sauver. J’espère que vous m’achèterez demain de nouvelles lunettes et un exemplaire de la dent du prince africain.

— Je vous achèterai tout ce que vous voudrez ; mais délivrez-moi, délivrez-moi ; je suis étouffé à moitié.

Giglio parla ainsi, et Celionati monta vers lui au moyen d’une échelle invisible ; il ouvrit la grande porte de la cage, et le malheureux bec jaune passa avec grande peine par cette ouverture. Mais dans le même moment un grand bruit confus s’éleva dans le palais, et des voix confuses et désagréables se mirent à caqueter et à crier.

— On remarque votre fuite, dit Celionati. Giglio, tâchez de vous sauver.

Avec l’énergie du désespoir, Giglio se fit un passage, s’élança dans la rue comme un insensé, bousculant ceux qui ne lui avaient fait aucun mal, et s’en alla courant avec furie.

— Oui, dit-il, le monstre qui est là sans corps, lorsque, de retour dans sa chambre, il examina son ridicule accoutrement dans lequel il avait combattu son moi, c’est mon moi, et ces habits de prince, le noir démon les a volés au bec jaune et me les a procurés pour me vexer, afin que les admirables dames, dans une malheureuse erreur, me prissent moi-même pour le bec jaune.

Je radote, je le sais, mais c’est juste ; car je suis devenu fou, parce que le moi n’a pas de corps.

Ho ! ho ! du courage ! en avant, mon cher aimable moi.

Là-dessus il s’arracha en furieux les beaux habits de dessus le corps, endossa la plus folle des mascarades et courut au Corso. Tous les plaisirs du ciel l’inondaient ; mais une charmante jeune fille à l’angélique tournure l’invita à la danse, un tambourin à la main.

Le lecteur apprendra dans le chapitre suivant ce qui arriva ensuite.


VI.


Comment un danseur devint un prince, tomba évanoui dans les bras d’un charlatan, et le soir au souper douta du talent de son cuisinier. — Liqueur anodine, et grand bruit sans cause. — Combat chevaleresque de deux amis saisis d’amour et de tristesse, et son issue tragique. — Désavantage et inconvenance du tabac à priser. — Franc-maçonnerie d’une jeune fille, et nouvel appareil pour voler en l’air. — Comment la vieille Béatrice se mit une lunette sur le nez et l’ôta.


Elle. — Tourne, tourne plus fort, tourbillonne sans repos, gaie, folle danse ! Ah ! comme tu fuis plus rapide que l’éclair ! Pas de repos ! pas de halte ! Des fantômes divers pétillent en passant comme les étincelles ardentes d’un feu d’artifice, et s’effacent dans la nuit noire. Le plaisir poursuit le plaisir, ne peut l’atteindre, et de là renaît le plaisir. Rien d’ennuyeux comme d’arrêter, cloué au plancher, chaque mot, chaque regard ! Je ne voudrais pas, pour cela même, être une fleur. J’aime mieux être le scarabée doré qui murmure et bourdonne autour de ta tête, si bien qu’à son bruit tu n’entends plus la voix de ta raison. Et, d’ailleurs, où reste-t-elle, la raison, quand les tourbillons du sauvage plaisir l’entraînent ? Tantôt trop lourde, elle brise ses faibles liens et tombe dans l’abîme ; tantôt trop légère, elle monte dans les espaces brumeux du ciel. Impossible de conserver en doutant un esprit qui raisonne. Laissons-la, tant que dureront nos passes et nos tours ! Aussi je ne te ferai pas de phrases, beau, agile compagnon ! Vois, comme en tournant autour de toi, je t’échappe au moment où, en me poursuivant, tu croyais me tenir ; et maintenant ! et maintenant encore !

Lui. — Et pourtant ! ah ! non ! c’est manqué ! Mais cela vient seulement de ce que, dans la danse, il faut faire attention à son équilibre. Pour cela il faut que chaque danseur tienne quelque chose à la main, comme un balancier ; et pour cela aussi je veux tirer mon large sabre et l’agiter dans l’air. Voilà ! que penses-tu de cette cabriole, de cette pose dans laquelle je confie à la pointe de mon pied gauche tout le poids de mon moi ? Tu nommes cela de la folie ? Mais c’est de la raison, dont tu fais si peu de cas, quoique sans elle on ne comprenne rien, pas même l’équilibre, qui sert à bien des choses. Mais comment ! entourée de rubans de mille couleurs, planant comme moi sur la pointe du pied, le tambourin haut en l’air, tu veux que j’abandonne toute raison, tout équilibre ? Je vais te jeter la pointe de mon manteau pour que tu tombes étourdie dans mes bras ! Et pourtant non ! Aussitôt que je t’aurais touché tu ne serais plus : tu rentrerais dans le néant. Qui es-tu donc, être mystérieux, qui, formé d’air et de feu, appartiens à la terre, et regarde, séductrice, du sein des eaux ? Tu ne peux pas m’échapper. Pourtant tu veux descendre ; j’essaye de te saisir, et tu planes déjà dans les airs. Es-tu vraiment l’esprit des éléments qui enflamme la vie pour la vie ? Es-tu la mélancolie, le désir du cœur, l’extase, le plaisir céleste de l’existence ?

Mais encore cette même passe, — ce même tour ! Et pourtant, belle des belles, ta danse est éternelle, et c’est en toi ce qui étonne le plus.

Le tambourin. — Quand tu m’entends, ô danseur ! claquer, bruire, résonner, tu penses ou que je veux te dire quelque sage parole au milieu d’un flot de vain bavardage, ou que je suis une chose sotte, incapable de comprendre le ton et le tact de tes mélodies, et pourtant c’est moi qui te tiens dans le tact et le ton. Aussi écoute ! écoute ! écoute-moi !

Le sabre. — Tu crois, ô danseuse ! que, fait de bois, sourd et massif, sans ton ni sans tact, je te suis inutile ; mais sache que ce sont mes mouvements dans l’air qui dirigent le tact et le ton de ta danse. Je suis sabre et luth, et peux blesser les airs par le chant, par le