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contes mystérieux

grand monde, enivrée de la boisson du Léthé de l’oubli, elle avait cessé de penser à moi, elle m’avait oublié. Si un rival ! — pensée affreuse que le noir Tartare enfanta dans ses gouffres mortels. — Ah ! désespoir ! meurtre et mort ! Viens avec moi, ami fidèle, qui lavant tout affront dans les gouttes d’un sang rose, donne le repos, la consolation et — la vengeance.

Giglio cria ces dernières paroles d’une voix qui fit trembler la maison ; et en même temps il saisit un poignard étincelant qui se trouvait sur la table et le mit dans sa poche ; mais ce n’était qu’un poignard de théâtre.

Maître Bescapi parut assez surpris quand Giglio s’informa de Giacinta auprès de lui. Il prétendait ignorer absolument qu’elle fût venue jamais habiter sa maison, et toutes les assurances que lui donna celui-ci de l’avoir vue à son balcon et d’avoir parlé avec elle, furent parfaitement inutiles. Bien plus, Bescapi interrompit la conversation en demandant à Giglio avec un sourire comment il se trouvait de sa dernière saignée.

Giglio, en entendant parler de saignée, s’élança de toutes ses forces au dehors. Lorsqu’il se trouva sur la place d’Espagne, il vit une vieille femme qui marchait devant lui, portant péniblement une corbeille couverte, et il reconnut la vieille Béatrice.

— Ah ! murmura-t-il, tu seras mon étoile conductrice ; je vais te suivre.

Il ne fut pas médiocrement surpris lorsqu’il s’aperçut qu’elle prenait les rues qui conduisaient à l’ancienne demeure de Giacinta, et qu’elle s’arrêta enfin à la porte de la maison du signor Pasquale, où elle déposa la corbeille. Au même instant, elle aperçut Giglio, qui l’avait suivie pas à pas.

– Eh ! monsieur le doux vaurien ! s’écria-t-elle, on vous revoit enfin. Vous êtes un beau et fidèle amant. Vous allez courir toutes les ruelles où vous n’avez que faire, et vous oubliez votre bien-aimée dans le beau temps de gaieté du carnaval. Eh bien, aidez-moi maintenant à monter ma lourde corbeille, et vous verrez si Giacinta vous a conservé quelques-uns de ces bons soufflets qui conviennent si bien à votre tête légère.

— Et pourquoi m’avez-vous menti avec vos histoires de prison ? répliqua Giglio ; ne devriez-vous pas rougir de pareilles turpitudes ?

La vieille regarda Giglio en branlant la tête.

— Vous avez rêvé, lui dit-elle ; je ne vous ai rencontré nulle part ; Giacinta n’a pas quitté la petite chambre de cette maison, et elle a été, ce carnaval, plus occupée que jamais.

Giglio se frotta le front, se pinça le nez, comme s’il voulait se réveiller lui-même.

— Il n’est que trop vrai, dit-il, ou je rêve maintenant, ou j’ai fait pendant ces derniers temps le plus embrouillé de tous les rêves.

— Eh bien ! alors, prenez ce paquet, dit la vieille, et au poids qui vous pèsera sur le dos vous verrez si vous rêvez oui ou non.

Giglio s’empara sans plus de façon de la corbeille, et monta l’escalier, en proie aux émotions les plus étranges.

— Que diable avez-vous dans cette corbeille ? demanda-t-il à la vieille, qui marchait devant lui.

— Belle demande ! répondit Béatrice ; est-ce la première fois que vous me voyez aller au marché pour faire des provisions pour ma petite Giacinta ? Et puis nous attendons aujourd’hui du monde.

— Du monde ? s’écria Giglio en faisant traîner sa voix.

Mais ils étaient arrivés sur le palier, et la vieille dit à Giglio de laisser là la corbeille et d’entrer dans la chambre, où il trouverait Giacinta.

Le cœur de Giglio battait d’une inquiète attente, d’une douce angoisse. Il frappa doucement et ouvrit la porte.

Giacinta était assise, travaillant à sa table couverte de fleurs, de rubans et d’autres objets.

— Eh ! s’écria-t-elle en regardant Giglio avec des yeux enflammés, comment se fait-il, signor Giglio, que vous reveniez ici ? Je croyais que vous aviez quitté Rome depuis longtemps.

Giglio trouva la jeune fille si belle, qu’il resta sur le seuil de la porte tout troublé et incapable de prononcer un seul mot. Et, en effet, une certaine grâce enchanteresse semblait s’être répandue sur toute sa personne ; ses joues brillaient d’un incarnat plus vif, et ses yeux étincelants, comme nous l’avons dit, pénétraient jusqu’au fond du cœur de Giglio. Elle était ce que l’on appelle dans son beau jour. Mais puisque cette locution française est passée de mode, nous ferons seulement remarquer en passant que le beau jour a aussi des circonstances particulières. Il suffit à chaque fille gentillette, de peu de beauté ou d’une laideur passable de se trouver portée, par des raisons intimes ou venues du dehors, à se dire plus vivement qu’à l’ordinaire : « Je suis pourtant une bien jolie fille ! » pour être sûre que cette charmante idée, appuyée d’une parfaite conviction intime, viendra tout naturellement la mettre dans son beau jour.

Enfin Giglio, tout hors de lui, accourut vers la jeune fille, se jeta à ses genoux, et saisit sa main avec un mouvement tragique :

— Ma Giacinta ma douce vie !

Mais il se sentit si profondément piqué au doigt par un coup d’épingle qu’il se releva aussitôt de douleur, et fut obligé de faire quelques bonds dans la chambre.

– Diable ! diable !

Giacinta poussa un grand éclat de rire, et puis elle dit froidement :

– Allez ! signor Giglio ! ceci est pour votre inconvenante et vilaine conduite… Du reste c’est très-aimable de votre part de me rendre visite aujourd’hui, car bientôt vous ne pourrez plus me voir avec si peu de cérémonie. Je vous permets de rester ici ; asseyez-vous sur cette chaise, là, devant moi, et racontez-moi ce que vous avez fait depuis si longtemps, quels nouveaux rôles éclatants vous avez remplis, et d’autres histoires pareilles ! Vous le savez, j’entends volontiers ces sortes de choses, et quand vous ne tombez pas dans ce lamentable pathos dont le signor abbé Chiari vous a ensorcelé, et Dieu veuille pour cela ne pas lui enlever sa part du paradis, on peut vous écouter d’une manière très-supportable.

— Ma Giacinta ! dit Giglio, dans la douleur de son amour et de la piqûre d’épingle, ma Giacinta oublions les chagrins de l’absence. Elles nous sont rendues, les douces heures du bonheur de l’amour.

— Je ne sais quelles sottises vous bavardez là interrompit Giacinta. Vous parlez des chagrins de l’absence, et pour ma part je peux vous assurer que je ne m’imaginais pas que vous vous sépariez de moi, et que je n’en ai pas éprouvé la moindre douleur. Si vous appelez heureuses les heures où vous vous donniez la peine de m’ennuyer, je ne crois pas qu’elles puissent jamais revenir. Cependant, en toute confiance, signor Giglio, vous avez en vous des choses qui me plaisent. Quelquefois vous ne m’avez pas été tout à fait désagréable, et à cause de cela je vous permettrai volontiers de me voir à l’avenir, autant toutefois qu’il sera convenable de le faire, bien que les circonstances qui empêchent toute intimité, et ordonnent entre nous une séparation, doivent vous imposer quelque contrainte.

— Giacinta ! Giacinta ! s’écria Giglio, quelles paroles singulières !

— Il n’y a rien de singulier ici, répondit Giacinta. Asseyez-vous tranquillement là, signor Giglio ; c’est peut-être la dernière fois que nous serons ainsi confidentiellement ensemble ; mais comptez toujours sur ma protection ; car, comme je vous l’ai dit, je ne vous retirerai jamais la bienveillance que je vous ai montrée.

Béatrice rentra, tenant en main quelques assiettes où se trouvaient les fruits les plus rares, et elle portait aussi sous son bras une assez grande fiole. L’intérieur de la corbeille se faisait jour. À travers la porte ouverte, Giglio aperçut un feu très-vif pétiller dans le foyer de la cuisine, et une foule de bons morceaux chargeaient la table, qu’ils couvraient en entier.

— Ma petite Giacinta, dit Béatrice d’un ton câlin, si vous voulez que notre repas soit digne de notre hôte, il me faudrait encore un peu d’argent.

— Prends ce qu’il te faudra, répondit Giacinta en tendant à la vieille une petite bourse, à travers les mailles de laquelle brillaient de beaux ducats d’or.

Giglio resta frappé de stupeur lorsqu’il reconnut dans cette bourse la sœur jumelle de celle que Celionati, et ce ne pouvait être que lui, lui avait fait glisser dans ses poches, et dont les ducats paraissaient frappés au même coin.

— C’est une illusion de l’enfer ! s’écria t-il. Il saisit violemment la bourse de la main de la vieille et la regarda de près ; puis il retomba sans force sur la chaise, lorsqu’il lut sur la bourse cette inscription : « Souviens-toi de ton rêve ! »

— Oh ! oh ! grommela la vieille en reprenant la bourse que Giglio tenait, le bras étendu loin du corps. Oh ! oh ! seigneur sans argent ! un spectacle de ce genre vous jette-t-il dans l’admiration et la stupeur ? Tenez ! écoutez cette jolie musique, et réjouissez-vous-en. Et alors elle agita la bourse, en fit sonner l’or, et quitta la chambre.

— Giacinta ! quel est cet épouvantable secret ? s’écria Giglio, écrasé de désespoir et de douleur, dites-le-moi, dites-le-moi sur ma vie !

— Vous êtes et serez toujours le même, répondit Giacinta en tenant devant la fenêtre son aiguille entre ses doigts pointus, et en y enfilant adroitement un bout de soie ; il vous est arrivé si souvent de tomber en extase, que vous errez çà et là comme une ennuyeuse tragédie, avec vos oh ! vos ah ! plus ennuyeux encore. Il n’est pas question le moins du monde de choses épouvantables, et si vous êtes capable d’être gentil et de ne pas gesticuler comme un homme à moitié fou, je pourrai vous raconter bien des choses.

— Parlez, donnez-moi la mort, murmura Giglio d’une voix éteinte et pour lui seul.

— Vous souvenez-vous, signor Giglio, de ce que vous me disiez, il n’y a pas bien longtemps encore, des prodiges opérés par un jeune comédien ? Vous le nommiez une aventure d’amour ambulante, un roman vivant sur deux jambes, et, que sais-je ? bien d’autres choses encore. Eh bien ! moi, je prétends de mon côté qu’une jeune modiste, à laquelle la bonté du ciel a accordé une charmante tournure, un joli visage, et surtout cette magique puissance intime au moyen de laquelle une jeune fille devient une vraie jeune fille, est un prodige bien plus grand encore. Un tel enfant gâté de la nature est une aventure d’amour planant dans l’air, et l’étroit sentier qui mène à elle est l’échelle céleste qui conduit dans le royaume des songes naïfs de l’amour. Elle est elle-même le tendre secret de la parure féminine,