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la princesse brambilla.

d’importance, je l’avoue ; mais vous pouvez m’en croire, signor Giglio, il faudrait presqu’un siècle au meilleur comédien pour dire ces vers comme je les ai conçus, comme je les ai rimés pour qu’ils entraînent le peuple jusqu’au délire.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés dans la rue Babuino, où l’abbé demeurait. Les escaliers qu’ils montèrent étaient si roides, que Giglio, pour la seconde fois, pensa vivement à Giacinta, et désira dans son cœur la trouver à la place du Maure blanc que lui annonçait l’abbé. Celui-ci alluma deux bougies, avança à Giglio un fauteuil devant la table, sortit un manuscrit assez volumineux, prit lui-même place devant Giglio, et commença avec une grande solennité :

« Il Moro bianco, tragedia, etc. »

La première scène commençait par un long monologue d’un personnage assez important de la pièce, qui parla du temps, de l’espoir probable d’une bonne vendange, et puis fit quelques réflexions sur l’impossibilité du meurtre d’un frère.

Giglio ne pouvait comprendre comment les vers de l’abbé, qui l’avaient autrefois tant charmé, lui paraissaient aujourd’hui mal faits, lourds et ennuyeux. Bien que celui-ci lût avec la voix la plus tonnante du plus extravagant pathos, de manière à en faire trembler les murs, Giglio tomba dans un état de somnolence pendant lequel il lui revint en mémoire toutes les choses étranges qui lui étaient arrivées le jour où le palais Pistoja reçut dans ses murs le plus singulier de tous les cortéges. S’abandonnant entièrement à ces pensées, il s’accouda commodément dans les bras d’un fauteuil, croisa ses bras l’un sur l’autre et laissa sa tête s’abaisser de plus en plus sur sa poitrine.

Un grand coup frappé sur son épaule le tira de ses pensées rêveuses.

— Comment ! s’écria l’abbé en colère, je crois que vous dormez ! Ne voulez-vous pas entendre la lecture de mon Maure blanc ?

Ah ! je comprends tout. Votre impresario a eu raison de vous chasser, car vous êtes devenu un pauvre gaillard, sans goût, sans intelligence pour la poésie la plus sublime. Votre sort est accompli ; jamais vous ne sortirez de ce bourbier. Vous vous êtes endormi à la lecture de mon Maure blanc, c’est un crime impardonnable, un péché contre la sainte intelligence. Allez au diable !

Giglio fut effrayé de la colère de l’abbé. Il lui exposa humblement et avec un vif chagrin qu’il fallait pour suivre ses tragédies un esprit fort et sévère ; mais que, pour lui, son âme était brisée, écrasée par les aventures tantôt étrangement fantastiques, tantôt remplies de calamités, dans lesquelles il se trouvait enveloppé depuis les derniers jours.

— Croyez-moi, signor abbé, dit Giglio, une destinée mystérieuse s’est emparée de moi. Je ressemble à un luth brisé, également incapable de recevoir ou de rendre un son pur. Ne comprenez-vous pas que si je me suis endormi en entendant vos vers magnifiques, c’est parce qu’il n’est que trop certain que l’ivresse d’un sommeil maladif et irrésistible s’est emparée de moi avec une telle violence, que même les plus beaux discours de votre inimitable Maure blanc m’ont paru fades et ennuyeux.

— Êtes-vous enragé ? s’écria l’abbé.

— Ne vous fâchez donc pas si fort, continua Giglio, je vous honore comme le maître sublime auquel je dois mon talent, et je viens chercher un conseil et une aide auprès de vous. Permettez-moi de vous raconter toutes mes aventures, et venez à mon secours dans cette horrible passe. Faites en sorte que je me trouve sous les rayons du soleil de gloire que votre Maure blanc va répandre, et guérissez-moi de la plus pernicieuse de toutes les fièvres.

L’abbé fut calmé par ces paroles de Giglio, et il écouta attentivement les histoires de Celionati, de la princesse Brambilla, etc.

Lorsque Giglio eut terminé son récit, l’abbé, après s’être un moment abandonné à des réflexions profondes, dit d’une voix sérieuse et solennelle :

— De tout ce que tu me racontes, mon fils, je conclus avec raison que tu n’es pas complétement innocent. Je te pardonne, et afin de prouver que ma grandeur d’âme ne cède en rien à la bonté de mon cœur, reçois de mes mains le plus grand bonheur qui puisse se rencontrer pour toi dans ta terrestre carrière. Prends le rôle du Moro bianco, et, lorsque tu le joueras, les plus violents désirs de ton âme vers l’infini se trouveront apaisés.

Pourtant, ô mon fils Giglio ! tu es enlacé dans les filets du démon. Une cabale infernale contre le sublime de la poésie, contre mes tragédies, contre moi, t’en donnera la preuve convaincante.

N’as-tu jamais entendu parler du prince Bastianello de Pistoja qui demeurait dans le palais où tu as vu entrer ces charlatans masqués, et qui, il y a quelques années, disparut de Rome sans laisser de traces ?

Eh bien ! ce vieux prince Bastianello était un hibou extravagant, excentrique dans toutes ses actions et toutes ses paroles. Il prétendait sortir d’une race de rois d’un pays éloigné, et être âgé de trois ou quatre cents ans, bien que je connusse moi-même le prêtre qui l’avait baptisé à Rome. Il parlait souvent de visites qu’il recevait de sa famille d’une manière toute mystérieuse, et en effet on voyait souvent tout d’un coup d’étranges figures dans sa maison, et ces figures disparaissaient comme elles étaient venues ; mais est-il rien de plus facile au monde que de costumer d’une manière étrange des laquais et des servantes ? Et ces personnages n’étaient rien de plus ; mais le peuple imbécile les regardait avec stupeur, et pour lui le prince fut un être à part et même un magicien.

Il fit une foule d’extravagances, et il est certain qu’il sema un jour dans le Corso des pépins d’oranges, d’où sortaient aussitôt de charmants petits polichinelles, aux grandes acclamations de joie de la foule ; et selon lui c’était les fruits les plus doux des Romains. Mais pourquoi vous ennuyer des folies du prince, et ne pas vous dire de suite ce qui peint l’homme de la manière la plus défavorable ? Croiriez-vous que ce malencontreux vieillard avait résolu d’anéantir le bon goût dans la littérature et dans les arts ? Croiriez-vous, quant à ce qui est du théâtre, qu’il accordait aux masques toute sa faveur, et qu’il ne voulait que d’anciennes tragédies ? et il parlait d’une sorte de tragédies qui ne pouvait sortir que d’un cerveau brûlé. Dans le fond, je n’ai jamais bien compris ce qu’il voulait, mais il me semble qu’il prétendait que le plus haut tragique doit être produit par une espèce de plaisanterie particulière. Et — cela est incroyable ! mes tragédies, — mes tragédies, entendez-vous bien ? il prétendait qu’elles étaient fort drôles, mais d’une autre façon, parce que le pathos tragique s’y parodiait involontairement lui-même.

Que pensez-vous de ces idées et de ces assertions ridicules ? Et encore si le prince s’en était contenté ; mais sa haine contre moi et mes œuvres se décela par des actes de cruauté ! il m’arriva avant que vous ne vinssiez à Rome une aventure épouvantable.

La meilleure de mes tragédies, j’en excepte le Moro bianco, c’était le Spettro fraterno vindicato (le Spectre fraternel vengé), fut représentée pour la première fois. Les comédiens se surpassèrent. Jamais ils n’avaient si bien compris le sens de mes mots, jamais ils n’avaient été si tragiques dans leurs gestes et dans leurs poses.

Permettez-moi de vous dire en cette occasion, signor Giglio que quant à vos gestes, mais surtout à vos poses vous n’êtes pas encore tout à fait à la hauteur convenable. Le signor Zechielli, mon ancien tragique, pouvait, les jambes écartées et les deux pieds comme enracinés sur le plancher, lever les bras en l’air, tourner le corps peu à peu, circulairement, de manière à pouvoir présenter son visage derrière son dos, et il apparaissait ainsi aux spectateurs comme une double tête de Janus. Ce jeu de scène, de l’effet le plus saisissant, ne doit cependant être employé que lorsque j’indique en marge : « il commence à se désespérer. »

Écrivez-vous cela derrière les oreilles, mon bon fils, et appliquez-vous à vous désespérer comme le signor Zechielli.

J’en reviens à mon Spettro fraterno. La mise en scène était la plus belle que j’eusse jamais vue, et cependant le public riait aux éclats à chaque phrase de mon héros. J’aperçus le prince Pistoja dans une loge, qui donnait le ton à ce concert ironique, et je restai convaincu que lui seul, Dieu sait par quel artifice, par quelle plaisanterie, m’avait fait ce tort immense.

Je fus enchanté lorsqu’il disparut de Rome ; mais son esprit vit encore dans le maudit charlatan, le fou Celionati, qui a tâché, mais sans succès, de ridiculiser mes tragédies sur un théâtre de marionnettes.

Il n’est que trop certain, toutefois, que le prince Bastianello fait dans Rome de fantastiques apparitions, et la folle mascarade qui est entrée dans son palais en est la preuve. Celionati vous poursuit pour me nuire. Déjà il a réussi à vous éloigner des planches et à ruiner le théâtre tragique de votre impresario. On vous a tout à fait détourné de votre art en vous mettant dans la tête tout un monde de fantômes, de princesses, de spectres grotesques. Suivez mon conseil, signor Giglio, restez gentiment chez vous, buvez plus d’eau que de vin, et étudiez avec la plus grande ardeur le rôle du Moro bianco, que je veux donner avec votre aide. Là seulement vous trouverez la consolation, le repos, le bonheur et aussi la gloire. Adieu, signor Giglio ; portez-vous bien.

Le jour suivant, Giglio voulut faire ce que l’abbé lui avait recommandé, c’est-à-dire étudier le Moro bianco ; mais il ne put le faire, parce que toutes les lettres des pages se fondaient ensemble, pour prendre ses yeux l’image de la charmante Giacinta Soardi.

— Non ! je ne puis combattre plus longtemps, s’écria-t-il enfin ; il faut que je la voie, la belle des belles ! Je sais qu’elle m’aime encore : elle doit m’aimer, et, en dépit de toute smorfia, elle ne pourra s’empêcher de le laisser voir en m’apercevant. Alors je serai guéri de la fièvre que m’a jetée le damné Celionati, et je sortirai de tout ce désordre de rêves et d’imaginations, régénéré par le Moro bianco, comme le phénix qui renaît de sa cendre. Sois béni, abbé Chiari, tu m’as remis dans le droit chemin.

Et puis il se para de son mieux pour se rendre dans la maison de Bescapi, où il croyait trouver la jeune fille. Sur le point de franchir le seuil de la porte pour s’en aller, il éprouva déjà les effets du Moro bianco qu’il avait voulu lire.

Le tragique pathos s’empara de lui comme un frisson de fièvre.

— Comment ! si elle ne m’aimait plus, s’écria-t-il. Et avançant au loin le pied droit, il jeta le corps en arrière et étendit les deux bras, les doigts écartés, comme s’il voûtait éloigner un spectre.

— Si séduite par les trompeuses et séduisantes images de l’Orcus du