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contes mystérieux.

ont apprécié toute la valeur de ces richesses ! Plus heureux encore ceux qui, non contents de contempler les pierres précieuses de leur Pérou intérieur, savent les en tirer, les polir, et se parer de leur feu resplendissant !

Eh bien !

Sancho prétendait que Dieu devait aimer celui qui a inventé le sommeil ; selon lui, ce devait être un fameux homme. Mais un homme bien plus vénérable encore, ajoutait-il, c’était celui qui avait inventé le rêve ! Non pas le rêve qui s’élève de notre âme lorsque nous reposons sous le léger toit du sommeil ; non pas ! non ! mais le rêve que nous continuons pendant notre vie entière, qui emporte souvent sur ses ailes le poids écrasant des choses terrestres, devant lequel se tait chaque douleur amère, chaque plainte inconsolable d’un espoir déçu, parce que lui-même, rayon du ciel allumé dans notre âme par nos immenses désirs, nous en promet l’accomplissement.

Ces pensées se sont présentées, ô bien-aimé lecteur ! à celui qui a entrepris de mettre sous tes yeux l’étrange caprice de la princesse Brambilla, au moment où il se disposait à te décrire la remarquable disposition d’esprit où se trouva Giglio Fava lorsque ces mots lui furent prononcés :

— C’est la princesse Brambilla qui danse avec son bien-aimé le prince assyrien Cornelio Chiapperi.

En entendant ces mots, la seule idée qui vint à Giglio fut qu’il crut être lui-même le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui dansait avec la princesse Brambilla.

Chaque solide philosophe, doué d’une expérience tant soit peu vigoureuse, expliquera facilement bel et bien que les quintanes doivent comprendre l’expérimentation de l’esprit intérieur.

Le susdit philosophe n’aura rien de mieux à faire que d’en appeler à l’histoire de l’employé wurtembergeois tirée du répertoire de la psychologie empirique de Manchard, lequel employé wurtembergeois, étant tombé dans un état d’ivresse du haut de l’escalier en bas, plaignait beaucoup son secrétaire, qui l’accompagnait, d’avoir fait une chute aussi rude.

— Après tout, ajoutera le philologue, d’après ce que nous entendons raconter de Giglio, il se trouve dans un état que l’on peut comparer complétement à l’ivresse, c’est-à-dire dans un enivrement d’esprit causé par la violente irritation nerveuse de certaines idées excentriques de son moi, et comme les spectateurs sont principalement disposés à se laisser enivrer de cette même manière, etc., etc.

Ainsi Giglio croyait donc être le prince assyrien Cornelio Chiapperi ; et si cela n’avait en soi-même rien de bien surprenant, il pouvait être toutefois plus difficile d’expliquer d’où provenait la joie étrange et inconnue jusqu’alors qui pénétra son cœur d’une ardeur de feu.

Il faisait vibrer de plus en plus fort les cordes de la guitare, et les grimaces et les cabrioles de la danse sauvage devenaient de plus en plus excentriques et exagérées ; mais son sosie était devant lui, et, tout en imitant ses grimaces, portait dans l’air, avec son large sabre de bois, des coups dirigés vers lui. Brambilla avait disparu.

— Ho ! ho ! pensa Giglio, c’est mon moi qui est cause que je ne vois plus la princesse ; je ne peux pas voir à travers de lui, et il veut m’attaquer avec des armes plus dangereuses ; mais je veux jouer et danser à mort, et alors je redeviendrai tout à fait moi et la princesse m’appartiendra.

Avec toutes ces pensées confuses, les sauts de Giglio devenaient de plus en plus incroyables ; mais tout à coup le sabre de bois de son moi atteignit si violemment la guitare, qu’elle éclata en mille morceaux, et que Giglio tomba assez rudement sur le dos. Le rire mugissant de la foule, qui faisait cercle autour des danseurs, tira Giglio de son rêve. Dans sa chute, son masque et ses lunettes étaient tombés on le reconnut, et mille voix s’écrièrent :

— Bravo ! bravo ! signor Giglio !

Giglio se releva vivement. L’idée lui vint tout à coup qu’il était peu convenable à un acteur tragique de donner au peuple un spectacle grotesque, et il s’éloigna rapidement. Arrivé chez lui, il se débarrassa de son ridicule costume, se couvrit d’un domino et retourna dans le Corso.

À force d’aller et de venir, il se trouva enfin devant le palais Pistoja ; là il se sentit tout d’un coup saisi par derrière, et une voix lui murmura :

— Je ne crois pas me tromper : à votre démarche, à votre tournure, je vous reconnais, signor Giglio Fava.

Giglio reconnut l’abbé Antonio Chiari.

En le voyant, tout le beau temps passé lui revint en mémoire, temps où il jouait encore les héros tragiques, et où, après avoir déchaussé le cothurne, il montait les escaliers étroits qui conduisaient à la chambre de la charmante Giacinta.

L’abbé Chiari (peut-être un parent de l’aïeul du fameux Chiari qui combattit contre le comte Gozzi, et dut à la fin déposer les armes), l’abbé Chiari, disons-nous, avait, dès sa plus tendre jeunesse, dirigé à grand’peine son esprit et son talent vers la composition de tragédies qui brillaient par l’invention, et étaient en même temps conduites d’une manière aimable et charmante. Il s’appliquait à ne rien mettre d’épouvantable sous les yeux des spectateurs sans en atténuer l’horreur par des circonstances intermédiaires, et tout l’épouvantable d’un fait affreux était si doucement enfariné de beaux mots et de phrases délicieuses, que les spectateurs avalaient la bouillie sans s’apercevoir de l’amertume de la graine. Il savait même utiliser les flammes de l’enfer pour éclairer d’agréables transparents, dont l’écran huilé s’ornait de sa rhétorique, et il versait dans les flots du tumultueux Achéron l’eau de rose de ses vers harmonieusement cadencés, de sorte que le fleuve de l’enfer coulait doux et tranquille, et se transformait en un fleuve de poésie.

Ceci plaît généralement, et nous ne devons pas nous étonner d’apprendre que l’abbé Antonio Chiari était un poëte bien-aimé.

Et comme il joignait à cela un talent particulier pour écrire de beaux rôles à effet, il était tout naturellement l’idole des comédiens.

Un Français de beaucoup d’esprit a dit quelque part qu’il y a deux espèces de galimatias : un que le lecteur et le spectateur ne comprennent pas, et un autre que le créateur (soit littérateur ou poëte) ne comprend pas lui-même. Le galimatias dramatique appartient à cette seconde catégorie, et c’est lui qui fait en grande partie les frais des rôles que l’on appelle à effet dans la tragédie. Les phrases remplies de paroles sonores que ne comprennent ni le spectateur ni l’auditeur, et que l’auteur n’a jamais comprises, sont celles que l’on applaudit le plus.

L’abbé Chiari s’entendait parfaitement à faire un galimatias de ce genre, et Giglio Fava possédait tous les poumons suffisants pour le débiter ; il savait en même temps donner à sa figure une telle expression et prendre des poses si terriblement frénétiques, qu’il arrachait aux spectateurs des cris de tragique enthousiasme. Et à cause de tout ceci Giglio et Chiari avaient entre eux des rapports très-agréables ; ils s’accordaient mutuellement la plus grande estime, et il ne pouvait guère en être autrement.

— Je suis enchanté, dit l’abbé, de vous rencontrer enfin, signor Giglio. Maintenant je peux apprendre de vous ce que je dois penser de tous les bruits qu’on a fait courir çà et là sur votre compte, et qui sont assez ridicules. On a mal agi avec vous, n’est-ce pas ? Cet âne d’impresario ne vous a-t-il pas chassé de son théâtre parce qu’il a pris pour des accès de folie l’enthousiasme où vous jetaient mes tragédies, et parce que vous ne vouliez plus dire que mes vers ? C’est fort. Vous le savez, l’imbécile à tout à fait abandonné les tragédies, et ne laisse plus représenter sur son théâtre que de sottes pantomimes à costume, qui me sont odieuses. Aussi le plus inepte de tous les imprésarios a tout à fait abandonné mes pièces, bien que je puisse vous jurer sur ma foi d’honnête homme, monsieur Giglio, que j’ai montré aux Italiens dans mes travaux ce qu’on appelle la belle tragédie…

Quant aux anciens tragiques, comme Eschyle, Sophocle, etc., vous aurez entendu dire d’eux, et cela se conçoit, que leur nature rude est tout à fait contraire à l’esthétique, et n’est excusable qu’eu égard à l’enfance de l’art à leur époque. Ces pièces sont pour nous complétement indigestes. Pour ce qui est de la Sophronisbe de Trissino, du Canace de Speroni, leurs œuvres, regardées par ignorance comme les chefs-d’œuvre de la période de nos plus anciens poëtes, seront complétement oubliées lorsque mes pièces auront appris au peuple à discerner la véritable tragédie. La fatalité veut pour le moment qu’aucun théâtre ne consente à se charger de mes pièces depuis que votre ancien imprésario, le scélérat, a changé de selle. Mais attendez un peu, el trotto d’asino dura poco (le trot de l’âne dure peu). Bientôt votre impresario tombera à plat sur le nez avec son Arlequin, son Pantalon, sa Brighella. Votre départ du théâtre, signor Giglio, m’a donné un coup de poignard dans le cœur, car nul acteur sur la terre entière n’a rendu comme vous, monsieur Giglio, mes pensées, si incroyablement originales. Mais sortons de cette foule qui nous étouffe ; venez un moment chez moi, je vous lirai ma nouvelle tragédie, et vous éprouverez un étonnement qui n’aura jamais eu d’égal. Je l’ai intitulée le Maure blanc. Ne vous choquez pas de l’étrangeté du titre il répond tout à fait à l’originalité, à la marche même de la pièce.

Chaque mot de l’abbé bavard tirait de plus en plus Giglio de l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il se trouvait. Tout son cœur s’ouvrait à la joie lorsqu’il se retrouvait encore, héros tragique, déclamant les vers incomparables de M. l’abbé Antonio Chiari. Il demanda au docteur avec empressement s’il se trouvait dans le Maure blanc un beau rôle remarquable qui convint à ses moyens.

— Ai-je jamais, en quelque pièce que ce soit, fait d’autres rôles que des rôles remarquables ? répliqua l’abbé un peu piqué. C’est un malheur que mes pièces ne soient pas jouées jusqu’au dernier par des acteurs de talent.

Dans le Maure blanc vient un esclave, et cela justement au moment de la catastrophe, et il dit ces vers :

Ah ! giorno di dolori ! crudel inganno !
Ah ! signore Infelice, la tua morte
Mi fa piangere, e subito partire.

(Ah ! jour de douleurs, jour de tromperie cruelle, ah ! femme malheureuse, ta mort me fait pleurer et partir à l’instant ! )

Et il part aussitôt en effet et pour ne plus revenir. Le rôle est de peu