Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/47

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
la princesse brambilla.

la place même où les esprits avaient combattu, et le lac était entouré de roches brillantes, de plantes et de fleurs admirables, et la source scintillait gaiement au milieu, et, comme dans un jeu badin, elle écartait tout autour d’elle les vagues ondulantes.

À l’instant même où le prisme mystérieux de Magnus Hermod jaillit sous la forme d’une fontaine, les deux époux royaux sortirent de leur sommeil enchanté, et ils s’élancèrent remplis d’un irrésistible désir. Ils furent les premiers qui regardèrent dans ces eaux. Mais lorsqu’ils plongèrent leurs regards dans les profondeurs infinies, le reflet brillant du ciel bleu, les bois, les arbres, leur personne, leur apparaissaient, mais il leur semblait que de sombres voiles se repliaient sur eux-mêmes, et qu’un monde nouveau, plein de vie et de plaisir, se présentait à leurs yeux, et avec la vue de ce monde s’élevait dans leur âme un ravissement qu’ils n’avaient ni connu ni soupçonné.

Ils étaient déjà depuis longtemps dans cette contemplation, et lorsqu’ils relevèrent la tête, ils se regardèrent mutuellement et se mirent à rire, si l’on peut appeler rire moins encore l’expression physique d’un bien-être intérieur que la joie de la victoire des forces de l’esprit.

Si l’expression lucide qui illumina le visage de la reine Eiris et vint donner à ses beaux traits une véritable existence, un charme réellement céleste, n’eût déjà annoncé le changement de son esprit, cette manière de rire seule eût suffi pour en témoigner. Car ce sourire était si loin de celui dont elle avait l’habitude de tourmenter le roi, que bien des gens d’esprit prétendirent que ce n’était pas elle, mais un autre être étrange caché en elle-même, qui riait ainsi.

Et tous les deux, le roi Ophioch et la reine Eiris, s’écrièrent alors en même temps :

— Oh ! nous étions en rêve dans un pays inhospitalier, et nous nous réveillons dans notre patrie ! Nous nous reconnaissons et ne sommes plus des orphelins.

Et puis ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre avec l’expression du plus ardent amour.

Pendant cet embrassement, tous les spectateurs regardèrent dans l’eau, et, en regardant ainsi, ceux qui avaient pris part à la tristesse du roi éprouvèrent les mêmes effets que le couple royal ; ceux qui étaient déjà naturellement gais restèrent dans la même disposition.

Beaucoup de médecins trouvèrent l’eau ordinaire, sans qualités minéralogiques, comme aussi plusieurs philosophes conseillèrent de ne pas regarder dans l’eau, parce que tout homme qui se voit à l’envers, et le monde entier avec lui, peut facilement perdre la tête. Il se trouva aussi quelques savants en grande réputation dans le royaume, qui prétendirent qu’il n’existait pas de source d’Urdar.

Toutefois, la source d’Urdar fut nommée par le roi et par tout son peuple l’eau merveilleuse sortie du prisme mystérieux d’Hermod.

Le roi et la reine se précipitèrent aux pieds d’Hermod, qui leur avait apporté le bonheur et la santé, et ils le remercièrent avec les plus beaux mots et les plus belles paroles qui leur vinrent en idée.

Magnus Hermod les releva, embrassa d’abord la reine et ensuite le roi, et les assura qu’il prenait un grand intérêt au peuple du pays Urdargarten, et il leur promit, dans des occasions critiques, de se laisser voir sur la tour de l’Observatoire.

Le roi Ophioch voulait absolument lui baiser la main, mais Magnus ne voulut point y consentir. Il se leva et laissa tomber ces mots, d’une voix qui résonnait comme le son de cloches métalliques.

— La pensée trouble l’intuition, et, arraché du sein de sa mère, l’homme sans patrie parcourt d’un pas chancelant un chemin trompeur, jusqu’à ce que le reflet de la pensée apprenne à la pensée véritable qu’il existe et qu’il commande en roi dans le profond et riche empire que sa mère lui a ouvert, mais qu’il doit aussi obéir en vassal.


fin de l’histoire du roi ophioch et de la reine eiris.


Celionati se tut, et les jeunes gens demeurèrent plongés dans le silence méditatif où les avait jetés le conte étrange du vieux charlatan.

— Maître Celionati, dit enfin Franz Reinhold en rompant le silence, votre conte a un arrière-goût d’Edda, de Voluspa, tirés du sanskrit, ou de tout autre vieux livre mystique ; mais si je ne me trompe, la source dont furent favorisés les habitants du pays d’Urdar n’est pas autre chose que ce que nous autres Allemands nous appelons humor, c’est-à-dire l’étrange force de la pensée née de la plus intime contemplation de la nature.

Mais dans le fait, maître Celionati, vous avez montré, en créant ce mythe, que vous vous entendez très-bien à d’autres plaisanteries qu’à celles de votre carnaval. Je vous range dès aujourd’hui parmi les adeptes de l’église invisible, et fléchis le genou devant vous comme le roi Ophioch devant le grand Magnus Hermod ; car vous êtes aussi un puissant sorcier.

— Que parlez-vous de mythe, de conte ? s’écria Celionati ; ai-je donc voulu vous raconter autre chose qu’une anecdote de la vie de mon ami Ruffiamonte ? Sachez donc que cet ami intime n’est autre que le grand Magnus Hermod qui délivra Ophioch de sa tristesse. Si vous ne me croyez pas, allez le lui demander à lui-même, car il est ici et habite le palais Pistoja.

À peine Celionati eut-il prononcé ce nom, que tous se rappelèrent le fantastique cortége de masques qui étaient entrés dans ce palais même quelques jours auparavant, et ils accablèrent l’étrange charlatan de cent questions pour savoir quels étaient ses rapports avec tout ce monde, en ajoutant que lui, l’aventurier par excellence, devait être au fait de toutes les choses aventureuses bien mieux que n’importe qui.

— Certainement, s’écria Reinhold en riant, le beau vieillard placé dans la tulipe des sciences n’était autre que votre intime, le grand Magnus Hermod, ou le magicien Ruffiamonte.

— Sans aucun doute, mon cher fils ! s’écrira froidement Celionati. Toutefois nous ne sommes pas encore arrivés au moment où il conviendra de parler en détail de ce qui se passe au palais Pistoja. Eh bien ! si le roi Cophetna épousa la fille d’un mendiant, la grande et puissante princesse Brambilla peut bien courir après un mauvais comédien.

Et en disant ces mots, Celionati quitta le café, et personne ne sut ou ne pressentit ce qu’il avait voulu dire avec ses dernières paroles ; mais comme il en était très-souvent de même de tous ses récits, personne ne se fatigua à en étudier le sens.

Pendant que ceci se passait au café grec, Giglio, dans son costume bizarre, parcourait le Corso dans tous les sens. Il n’avait pas oubli, comme le lui avait demandé la princesse Brambilla, de se coiffer d’un chapeau qui, par son haut retranché, prenait la forme d’un singulier casque, et de s’armer d’un large sabre de bois. Son cœur était rempli de l’image de la dame de sa pensée ; mais il ne savait lui-même comment il se faisait qu’il ne regardât pas comme une chose impossible, comme un rêve heureux, la conquête du cœur de la princesse. Dans son fol orgueil, il était convaincu qu’elle devait lui appartenir et qu’il était impossible qu’il en fût autrement. Et cette pensée allumait en lui une gaieté folle qui se faisait jour par des grimaces outrées, dont il s’effrayait lui-même en secret.

La princesse Brambilla n’apparaissait pas, et Giglio s’écrirait hors de lui :

— Princesse, douce colombe, enfant de mon cœur, je te trouverai, je te trouverai à la fin !

Et il courait, examinant les masques par centaine, jusqu’au moment où un couple dansant captiva toute son attention.

Un drôle comique, portant un costume semblable à celui de Giglio, avec la plus scrupuleuse exactitude d’imitation de sa taille, de sa tournure, etc., son second lui-même enfin, dansait en pinçant de la guitare avec une femme très élégamment costumée, qui jouait des castagnettes. Si la vue de son sosie dansant causait à Giglio un secret effroi, son cœur brûlait, par contre, en examinant la jeune fille. Jamais il n’avait admiré tant de grâce et de beauté réunies. Chacun de ses mouvements révélait l’entraînement d’un plaisir tout particulier, et c’était cet entraînement même qui prêtait au sauvage désordre de sa danse un charme inexprimable.

Le singulier contraste du couple dansant excitait involontairement le rire, malgré l’admiration que l’on éprouvait pour la jeune fille ; mais ce sentiment, composé de deux éléments contraires, était le reflet sincère du plaisir indicible qui remplissait l’âme des danseurs. Un pressentiment semblait indiquer à Giglio qui la danseuse pouvait être, lorsqu’un masque dit près de lui :

— C’est la princesse Brambilla qui danse avec son bien-aimé, le prince assyrien Cornelio Chiapperi.


IV.


De l’utile invention du sommeil et du rêve. — Manière de voir de Sancho Pança à ce sujet. — Comment un employé wurtembergeois tomba en bas d’un escalier, et comment Giglio ne put apercevoir son second lui-même. — Écrans, rhétorique, double galimatias, et le Maure blanc. — Comment le vieux prince Bastaniello sema des pépins de pommes de Chine de Pistoja, dans le Corso, et prit les masques sous sa protection. — Le beau jour des filles laides. — Nouvelles de la célèbre magicienne Circé, qui enlace des rubans, comme aussi de la charmante herbe des Serpents, qui croît dans la florissante Arcadie. — Comment Giglio se poignarda par désespoir, s’assit sur la table, et souhaita à la princesse une bonne nuit.


Il ne te paraîtra pas étrange, ô lecteur bien-aimé, qu’il soit question d’apparitions surnaturelles et de pensées rêveuses comme l’esprit des hommes en crée quelquefois, dans un ouvrage qui s’appelle caprice et qui ressemble par conséquent à un conte, à l’épaisseur d’un cheveu près ; et tu ne seras pas non plus surpris si, allant plus loin encore, le lieu de la scène se trouve placé dans le cœur même des personnages mis en action, N’est-ce pas là, en effet, que peut-être le véritable théâtre ?

Peut-être, ô mon lecteur, es-tu comme moi d’avis que l’esprit humain est lui-même la plus merveilleuse fable que l’on puisse trouver ? Quel admirable monde est enfermé dans notre âme ! Aucun cercle solaire ne le circonscrit. Ses trésors dépassent les richesses incommensurables de toute la création visible. Combien notre vie serait morte, pauvre et aveugle, si l’esprit du monde n’avait mis dans l’âme des pauvres sujets de la nature que nous sommes, cette mine ouverte de diamants, de laquelle rayonne, environné d’éclat et de lumière, le royaume magnifique devenu notre bien. Heureux ceux qui