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contes mystérieux

le souffle brûlant de ces railleries enflammait dans le cœur du roi Ophioch l’idée que cette voix du démon était la voix de sa mère irritée, qui s’efforçait dans son inimitié d’anéantir son fils unique endurci.

Comme nous l’avons dit, plusieurs gens du pays comprenaient la mélancolie de leur roi, et en la comprenant ils l’éprouvaient aussi. Mais cette triste disposition d’esprit ne pénétrait pas le moins du monde dans le conseil d’État, qui, pour le bien du royaume, demeurait en pleine santé. Et dans les effets de cette pleine-santé, ce conseil crut comprendre que rien ne pourrait tirer le roi Ophioch de ses tristes accès, qu’un heureux mariage avec une épouse belle et surtout d’humeur très-gaie. On jeta les yeux sur la princesse Eiris, fille d’un roi voisin.

La princesse Eiris en effet était aussi belle que peut l’être la fille d’un roi. Bien que tout ce qui l’entourait, tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle apprenait, passât dans son esprit sans laisser de trace, elle riait constamment, et comme dans le pays Hirdargarten (c’était le nom du royaume de son père) on trouvait aussi peu de motifs à sa gaieté, qu’on n’en trouvait à la tristesse du roi Ophioch dans le pays Hirdargarten, on en conclut, que ces deux âmes royales étaient spécialement créées l’une pour l’autre.

Au reste, le seul plaisir de la princesse, ce qu’elle regardait du moins comme son plus véritable plaisir, était de faire du filet, entourée de ses dames d’honneur, qui faisaient du filet comme elle, de même que le plaisir du roi Ophioch était, au sein de la plus sauvage solitude de tendre des pièges aux animaux de la forêt.

Le roi Ophioch n’avait absolument rien à objecter contre l’épouse qu’on lui proposait. Le mariage paraissait être pour lui une affaire d’État qui l’intéressait fort peu et dont il laissait le soin à ses ministres, qui s’en occupaient avec une activité extrême. Les préparatifs furent faits avec toute la pompe possible, et tout alla à souhait, à ce petit incident près, que le poëte de la cour, auquel le roi Ophioch jeta à la tête ses vers sur le mariage, tomba sur-le-champ, de colère et d’effroi, dans une malheureuse folie, et s’imagina qu’il était le sentiment poétique, qu’il lui défendait de rimer à tout jamais, et le rendait incapable de remplir à l’avenir sa place de poëte de la cour.

Des semaines, des lunes se passèrent, et aucune marque d’un changement d’humeur ne se faisait voir chez le roi Ophioch. Les ministres, auxquels la reine toujours riante plaisait beaucoup, consolèrent le peuple et se consolèrent eux-mêmes en disant :

— Cela viendra !

Mais cela ne vint pas car le roi Ophioch devint de jour en jour plus sombre et plus triste qu’il n’avait jamais été, et ce qu’il y eut de plus terrible, c’est qu’il se forma en lui une profonde aversion contre la souriante reine. Celle-ci au reste ne paraissait pas s’en apercevoir, et il était facile de voir qu’elle ne s’occupait de rien au monde si ce n’est des mailles de ses filets.

Un jour le roi Ophioch arriva à la chasse dans une sauvage partie de la forêt. Une tour de pierres noires, vieille comme l’origine du monde, semblait s’être lancée des rochers et s’élevait haut dans les airs. Un sourd mugissement courut dans les têtes des arbres, et du fond du précipice de rochers répondirent les hurlements d’une douleur qui déchirait l’âme.

Le cœur du roi Ophioch, dans cet endroit horrible, fut ému d’une manière étrange. Il lui semblait que, dans ces accents épouvantables de la plus profonde douleur brillait un espoir de réconciliation, et ce n’étaient plus pour lui les cris de la colère railleuse, mais bien la plainte touchante de la mère sur son fils endurci et perdu pour elle ; et cette plainte lui apportait l’idée consolante que sa mère cesserait d’être toujours irritée contre lui.

Tandis que le roi Ophioch était là, perdu dans ses pensées, un aigle fendit les airs avec bruit, et plana sur les créneaux de la tour. Le roi saisit involontairement son arbalète, et envoya une flèche à l’aigle ; mais le trait, au lieu de frapper l’oiseau, alla s’enfoncer dans la poitrine d’un vieillard vénérable, que le roi remarqua seulement alors sur les créneaux. Celui-ci fut saisi d’effroi lorsqu’il s’aperçut que la tour était l’observatoire des étoiles qui, ainsi que le disait une légende, était autrefois visité, dans les nuits pleines de mystère, par les anciens monarques du pays, d’où ils annonçaient au peuple, comme médiateurs entre lui et le maitre de toute chose, la volonté du Très-Haut.

Le roi Ophioch remarqua donc qu’il se trouvait dans ce lieu évité de tous parce que l’on prétendait que le vieux Magnus restait plongé depuis mille ans dans le sommeil au sommet de la tour, et que lorsqu’il se réveillerait, les éléments en courroux entreraient dans une lutte qui causerait la destruction du monde.

Le roi Ophioch, dans son trouble, était sur le point de défaillir, lorsqu’il sentit qu’on le touchait légèrement.

Le grand Magnus était devant lui.

Il tenait à la main la flèche qui avait traversé sa poitrine, et il dit, tandis qu’un doux sourire illuminait les traits sévères de sa figure vénérable :

– Tu m’as tiré d’un long sommeil, roi Ophioch ! je t’en remercie ; cela est arrivé au bon moment, car c’est justement l’heure où je me rends dans l’Atlantide pour recevoir des mains d’une reine puissante le présent qu’elle m’a promis comme un gage de réconciliation, et ce présent enlèvera de ton cœur l’aiguillon destructeur qui le déchire. La pensée troublait l’intuition, mais l’intuition nouvellement née, ce fœtus même de la pensée, sort rayonnante du prisme de cristal vers lequel s’est élancé le fleuve de feu enlacé dans son intime lutte avec le poison ennemi.

Adieu, roi Ophioch, dans treize fois treize lunes tu me reverras ; je t’apporterai le beau don de ta mère apaisée qui doit changer en immense plaisir tes amères douleurs et devant ces transports de joie se fondront, comme devant une fournaise, les grilles de fer de la prison où les démons les plus acharnés tiennent enfermée depuis si longtemps la reine Eiris.

Adieu, roi Ophioch !

Le vieux Magnus s’éloigna du jeune roi en prononçant ces mystérieuses paroles, et il disparut dans l’épaisseur de la forêt.

La tristesse et la mélancolie du roi disparurent à partir de ce jour. Les paroles du vieux Hermod s’étaient profondément gravées dans son âme. Il les répéta à l’astrologue de la cour, pour qu’il lui en expliquât le sens, qu’il ne pouvait comprendre. L’astrologue lui dit qu’il n’y avait là aucune signification cachée qu’il n’existait ni prisme ni cristal, ou que pour le moins de telles choses ne pouvaient, et chaque pharmacien saurait le lui dire, être formées par le fleuve de feu et par le poison ennemi, et que quant à la pensée et à l’intuition nouvellement créée, dont il était question dans les discours embrouillés d’Hermod, c’étaient de ces choses qui devaient forcément rester incomprises, par la raison qu’il n’y avait ni astrologue ni philosophe un peu comme il faut qui s’adonnât à l’étude de l’idiome insignifiant du rude moyen âge, employé par Magnus Hermod.

Le roi Ophioch fut très-mécontent de ce discours, et il entra dans une grande colère contre l’astrologue, et il fut heureux pour celui-ci qu’il ne trouvât rien à lui jeter à la tête, comme le recueil de vers qu’il avait lancé au malheureux poëte de la cour.

Ruffiamonte prétend, mais la chronique garde le silence à ce sujet, que le roi Ophioch qualifia l’astrologue du nom d’âne.

Mais comme les paroles mystiques de Magnus Hermod ne pouvaient sortir de la mémoire du jeune prince toujours pensif, il résolut d’en trouver par lui-même, et à tout prix, la signification. Il fit graver en lettres d’or sur une table de marbre : « La pensée trouble l’intuition » et les autres paroles prononcées par Magnus, et il fit sceller cette table dans le mur d’une salle sombre et retirée de son palais. Il s’assit devant cette table, sur un lit de repos bien mollement rembourré, s’appuya la tête dans ses deux mains et se livra, tout en considérant l’inscription, à des méditations profondes.

Il arriva que la reine Eiris passa, par un grand hasard, dans la salle où se trouvait le roi méditant devant l’inscription. Bien que, selon son habitude, elle se mît à rire si fort que les murs en tremblèrent, le roi ne parut pas remarquer le moins du monde sa chère épouse si gaie, et il ne détourna pas les yeux de la table de marbre.

La reine Eiris y attacha enfin aussi son regard. À peine eut-elle lu les mots mystérieux, qu’elle cessa de rire et qu’elle tomba silencieuse sur le lit de repos, auprès du roi ; et, après que tous deux eurent fixé l’inscription pendant un certain temps, ils commencèrent à bâiller de plus fort en plus fort, fermèrent les yeux, et tombèrent dans un sommeil si profond que nul art humain ne fut capable de les en tirer. On les eût pris pour des gens privés de la vie, et on les eût portés avec les cérémonies d’usage dans les sépultures royales du pays d’Urdargarten, si le léger souffle de leur respiration, le battement de leur pouls et la couleur de leur visage n’eussent donné des preuves certaines de leur existence. Mais, comme ils n’avaient pas encore de postérité, le conseil d’État prit la détermination de régner au lieu et place du roi Ophioch, et il s’y prit avec tant d’adresse, que personne ne soupçonna même la léthargie du roi.

Treize fois treize mois étaient écoulés depuis le jour où le roi avait eu avec Magnus Hermod son important entretien, lorsque les habitants du pays Urdargarten virent le plus magnifique spectacle qui pût exister.

Le grand Magnus Hermod descendit sur un nuage de feu, entouré d’esprits des éléments de chaque sorte, et alla mettre pied à terre, (tandis que dans les airs les accents pleins de la nature entière résonnaient en accords mystérieux) sur le tapis vert et émaillé d’une belle et odorante prairie. Une étoile brillante semblait planer au-dessus de sa tête, et son éclat était si grand que les yeux ne pouvaient le supporter. C’était un prisme de cristal étincelant qui, lorsque Magnus le jeta haut dans les airs, retomba en pluie dans la terre pour en jaillir aussitôt avec un joyeux murmure et sous la forme d’une magnifique source argentée.

Alors tous se rassemblèrent autour de Magnus.

Tandis que les esprits de la terre pénétraient dans les profondeurs souterraines et en jetaient d’éblouissantes fleurs de métal, les esprits du feu et des eaux se balançaient dans les puissants rayons de leurs éléments. Les esprits des airs soufflaient et mugissaient entre eux, comme s’ils combattaient dans un tournoi amical.

Magnus se leva de nouveau et étendit son immense manteau. Alors tout se couvrit d’un brouillard subit, et, lorsque ce brouillard se dissipa, un magnifique lac reflétant la clarté des cieux s’était formé à