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malins de la raillerie éhontée, je suis à vous, et vous pouvez me regarder comme des vôtres.

Giglio crut remarquer parmi ses camarades le vieillard de la bouteille duquel s’était élancée l’image de Brambilla. Avant qu’il eût le temps de se reconnaître, celui-ci le saisit, tourna avec lui en rond, et en lui criant en même temps dans tes oreilles :

— Je te tiens ! Je te tiens !


III.


Des blondes têtes qui osent trouver les polichinelles ennuyeux et de mauvais goût. — Divertissements allemands et italiens. — Comment Celionati, assis au café Grec, prétendit n’être pas au café Grec, mais sur les rives du Gange parisien, à la Râpée. — Étonnante histoire du roi Ophioch, qui régnait sur le pays d’Urdargarten et de la reine Eiris. — Comment le roi Caphetuov épousa une mendiante. — Comment une grande princesse courut après un mauvais comédien, et comment Giglio s’attacha au café un sabre de bois et courut le Corso avec cent masques, jusqu’à ce qu’enfin il restât tout à coup immobile, parce que son moi se mettait à danser.


— Vous, têtes blondes ! vous, yeux bleus ! vous, orgueilleux jeunes gens, dont le — Bonsoir, ma belle enfant ! — prononcé en voix de basse effraye la servante la plus effrontée, votre sang glacé par une éternelle gelée d’hiver peut-il bien reprendre son cours au tiède souffle de la tramontana, ou à l’ardeur d’un serment d’amour ? Pourquoi parlez-vous si haut de vos immenses jouissances de la vie, et de votre fraîche ardeur de l’existence lorsque vous ne trouvez en vous aucun sentiment pour le plus fou, le plus amusant amusement de tous les amusements que vous offre richement notre carnaval béni, lorsque vous osez trouver parfois notre brave polichinelle ennuyeux et de mauvais goût, et lorsque enfin vous flétrissez du nom de démence les plus réjouissantes monstruosités enfantées par la moquerie rieuse ?


Dans un clin d’œil l’impresario emporta l’amoroso comme un tourbillon.

Ces paroles étaient prononcées par maître Celionati, qui, selon son habitude, était venu prendre au café Greco son repas du soir, et s’était placé au milieu des artistes allemands qui ont l’habitude de fréquenter cet établissement, situé dans la rue des Condotti, et s’y permettent de violentes critiques sur les excentricités du carnaval.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, maître Celionati ? reprit le peintre allemand Franz Reinhold ; cela s’accorde peu avec ce que vous dites parfois de flatteur sur la manière d’être et les idées des Allemands. Il est vrai que vous nous avez toujours fait un reproche d’exiger de toute plaisanterie qu’elle renferme une signification cachée sous la plaisanterie même.

Je veux vous donner raison, mais dans une manière de voir toute différente de la vôtre. Dieu vous préserve de croire que l’ironie ne peut exister chez nous que marchant de front avec l’allégorie ! vous seriez dans une grande erreur. Nous voyons parfaitement que chez vous autres Italiens la plaisanterie pure et simple est plus goûtée que chez nous, mais vous me permettrez d’établir bien clairement la différence que je trouve entre votre plaisanterie, ou, pour parler plus exactement, entre votre ironie et la nôtre.

Eh bien ! nous parlions tout à l’heure des masques drolatiques qui se promènent dans le Corso, et là je peux vous faire une espèce de parallèle.

Lorsque je vois un drôle de corps exciter les rires du peuple par d’affreuses grimaces, il me semble qu’une figure originale visible pour lui seul lui adresse des paroles, et que, n’en comprenant pas le sens, il se contente d’imiter les gestes de cette apparition, ce qui arrive dans la vie réelle quand on se fatigue à suivre, en cherchant à se l’expliquer, un discours incompréhensible ; seulement ces gestes reproduits deviennent exagérés par l’effet même de la fatigue que l’on éprouve.

Notre plaisanterie, à nous, c’est le langage de cette apparition qui s’entend dans notre cœur, et alors le geste se conforme nécessairement au principe profond de cette ironie, comme la roche profondément cachée sous les eaux force le torrent, lorsqu’il court au-dessus d’elle, à se rider à sa surface. Ne croyez pas, maître Celionati, que je n’aime pas la bouffonnerie, même lorsqu’elle n’a qu’une face extérieure et ne tire ses motifs que du dehors, et que je n’accorde pas à votre peuple une fougue surabondante pour donner une âme à ces mêmes bouffonneries. Mais pardonnez-moi, Celionati, si je prétends que pour rendre la bouffonnerie supportable, il faut qu’elle soit accompagnée d’une bonne humeur qui, selon moi, manque complétement à vos comiques romains. Cette bonne humeur, qui conserve pure notre raillerie, est étouffée chez vous par le principe d’obscénité que font soulever votre polichinelle et cent autres masques de ce genre, et alors tant de farces et de drôleries sont coudoyées par les affreuses furies de la colère, de la haine et du désespoir, qui vous portent au délire et à l’assassinat. Lorsque à ce jour du carnaval, où chacun porte une lumière et cherche à éteindre celle des autres, au milieu des cris de la joie la plus déréglée et des plus bruyants éclats de rire, tout le Corso tremble sous le cri sauvage de : — Ammazzato sià, chi non porta moccolo — (que l’on tue celui qui ne porte pas de lumière), — alors, croyez-moi, Celionati, dans le moment où moi-même, entraîné plus que tout autre peut-être par l’enivrante folie de ce peuple, je souffle tout autour de moi, et je crie : Ammazzato sià ! (que l’on tue ! ), un secret effroi me saisit, et devant lui s’efface la bonne et bienveillante humeur qui est le propre de notre caractère allemand.

— Bonne humeur ! s’écria Celionati en riant ; bienveillance ! dites-moi seulement, monsieur le bienveillant Allemand, ce que vous pensez des masques de notre théâtre, par exemple, de notre Pantalon, de notre Brighella, de notre Tartaglia.

— Eh ! répondit Reinhold, selon moi, ces masques offrent une mine inépuisable de la plus amusante raillerie, de l’ironie la plus directe, je pourrais presque dire du caprice le plus hardi ; mais je pense qu’ils s’adressent plutôt aux apparences extérieures de la vie humaine qu’à la nature humaine même ; ou pour parler plus clairement et en moins de mots, plutôt aux hommes qu’à l’homme. Au reste, je vous prie, Celionati, de ne pas me croire en démence si je doute un peu de trouver dans votre nation des hommes doués d’une humeur très-sérieuse. L’Église invisible ne connaît pas la différence des nations, elle a partout ses adeptes ; et je vous dirai, maître Celionati, que depuis longtemps votre manière d’être nous paraît particulièrement étrange : tantôt vous gesticulez devant le peuple comme un vrai charlatan, et tantôt, oubliant l’Italie, vous vous plaisez dans notre société et vous nous réjouissez par de singuliers récits qui captivent notre intérêt, et puis, tout en folâtrant, tout en contant, vous avez l’art de nous enlacer dans d’étranges liens magiques et de nous y retenir. Dans le fait le peuple a raison de dire de vous que vous êtes un maître sorcier. Moi, pour ma part, je pense que vous appartenez à l’Église invisible, qui compte de singuliers membres, bien que tous appartiennent au même corps.

— Que pensez-vous de moi, maître peintre ? répondit vivement Celionati. Savez-vous tous bien à coup sûr si, pendant que je jase inutilement ici, au milieu de vous, de choses où nul d’entre vous ne comprend rien, vous ne contemplez pas le clair miroir de la source de l’Urdar, et si Eiris ne jette pas sur vous un gracieux sourire ?

— Ho ! ho ! s’écrièrent-ils tous, le voilà lancé dans ses écarts ! allons, en avant, maître sorcier, en avant !

— L’intelligence ne se trouve-t-elle donc que dans le peuple ? s’écria Celionati en frappant si fortement sur la table, que tout le monde se tut tout d’un coup. L’intelligence ne se trouve-t-elle que dans le peuple ? continua-t-il plus tranquillement ; que parlez-vous d’écarts ? que parlez-vous de danses ? Je vous demande ce qui vous garantit que dans ce moment je suis véritablement assis au milieu de vous, vous tenant des conversations que vous croyez n’écouter qu’avec les oreilles, tandis qu’un malin esprit de l’air vous agace peut être en riant. Êtes-vous bien sûr que le Celionati auquel vous voulez prouver que les Italiens ne comprennent pas l’ironie ne se promène pas dans ce moment sur les bords du Gange, en cueillant des fleurs pour les arranger à la Râpée de Paris pour le nez de quelque mystique idole ?