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la princesse brambilla.

Le charlatan ouvrit une caisse, et en sortit une énorme quantité de grandes lunettes.

Le peuple s’était déjà disputé les dents du prince, mais ce fut bien autre chose pour les lunettes. Des disputes il en vint aux coups, et les couteaux brillèrent, selon la coutume italienne ; si bien que les sbires s’avancèrent au milieu de la foule et la dispersèrent, comme ils avaient déjà fait au palais Pistoja.

Pendant que tout ceci se passait, Giglio Fava était resté plongé dans un profond état de rêve ; il regardait fixement les murs où s’était engloutie, et cela d’une manière inexplicable, la plus étrange des mascarades. Il lui semblait surprenant qu’il lui fût impossible de maîtriser le sentiment d’une espèce de terreur mêlée de charmes qui s’était emparé de son âme. Ce qui lui semblait plus surprenant encore, c’était que volontairement il rattachait, son rêve où la princesse, sortie du feu du fusil de Trufaldin, s’était jetée dans ses bras avec le singulier cortége, de telle sorte qu’un pressentiment lui disait que la personne qui siégeait dans la voiture, dont les portières étaient garnies de glaces, n’était autre que l’image de son rêve. Un léger coup frappé sur son épaule le tira de son état de songe.

Le charlatan était devant lui.

— Ah, mon bon Giglio, vous avez eu tort de me quitter sans m’acheter une petite dent du prince ou une lunette magique !

— Laissez-moi donc, répondit Giglio, avec vos enfantillages et vos folles histoires que vous bavardez au peuple pour vous débarrasser de vos misérables drogues.

— Oh ! oh ! ne faites pas tant le fier, mon jeune monsieur, répondit Celionati ; vous auriez trouvé dans mes drogues, qu’il vous plaît d’appeler misérables, un excellent arcanum, et surtout le talisman qui vous donnerait la force nécessaire pour vous faire arriver à être un comédien excellent, ou pour le moins très-supportable, puisqu’il vous plaît encore de jouer pitoyablement des tragédies.

— Qu’est-ce ? s’écria Giglio en courroux ; vous vous permettez de me regarder comme un mauvais acteur, moi l’idole de Rome !

— Vous vous mettez des chimères en tête, reprit froidement Celionati ; il n’y a pas là dedans un seul mot vrai ; et s’il vous est arrivé par une inspiration particulière, de réussir dans certains drôles, vous perdrez sans retour aujourd’hui le peu de renom ou d’applaudissements que vous y avez gagnés ; car vous avez entièrement oublié votre prince, et ce qui reste en vous de son personnage est devenu muet, insensible et sans couleur, et vous voudriez en vain lui rendre la vie. Votre esprit est entièrement rempli d’une étrange figure apportée par un rêve et vous supposez que cette figure se trouvait dans la voiture à glaces qui est entrée là dans le palais de Pistoja. Vous voyez que je lis dans votre âme.

Giglio baissa les yeux en rougissant.

— Signor Celionati, murmura-t-il, vous êtes dans le fait un homme bien singulier. Vous devez avoir à vos ordres des forces merveilleuses qui vous découvrent mes pensées les plus secrètes ; et cependant votre folle manière d’agir avec le peuple fait que je ne sais trop que penser. Pourtant donnez-moi une de vos des lunettes.

Celionati lui dit en éclatant de rire :

— Vous voilà bien tous ! Du moment que vous rôdez çà et là avec la tête saine et l’estomac bien portant, vous ne croyez que ce que vous pouvez toucher des mains ; mais si vous avez la moindre indigestion physique ou morale, alors vous prenez avec empressement tout ce que l’on vous présente. Oh ! oh !

Ce professeur qui proscrit mes remèdes sympathiques et ceux du monde entier s’en est allé en cachette sur les bords du Tibre pour jeter sa pantoufle dans l’eau, comme une vieille mendiante le lui avait conseillé, et cela parce qu’il croyait noyer avec elle la fièvre qui le tourmentait.

Et le plus sage seigneur de tous les sages seigneurs portait de la poudre des racines dans un bout de son manteau pour mieux jouer au ballon.

Je le sais, seigneur Fava, vous voulez voir, à l’aide de mes lunettes, la figure de votre rêve, la princesse Brambilla ; cependant cela ne vous réussira pas pour le moment.

Toutefois prenez et essayez.

Giglio, plein de désirs, saisit l’immense lunette, belle et brillante, et il regarda le palais en la portant à ses yeux.

À sa grande surprise, les murs parurent prendre la transparence du cristal ; mais il ne voyait qu’un confus assemblage d’êtres étranges, et de temps en temps seulement un rayon électrique traversait son cœur en lui annonçant l’image de son rêve, qu’il voulait en vain détacher de tout ce chaos.

— Que tous les diables d’enfer vous emportent ! s’écria une voix terrible tout près de Giglio, plongé dans sa contemplation. Et il se sentit en même temps frappé sur l’épaule. Que tous les diables vous emportent ! répéta la voix, vous me ruinez. Dans dix minutes on va lever le rideau ; vous êtes de la première scène, et vous vous amusez à regarder, comme un fou fieffé, les vieux murs de ce palais inhabité.

C’était l’impresario du théâtre où jouait Giglio, qui, la mort dans l’âme, avait parcouru toute la ville pour chercher son primo amoroso, que l’on avait en vain sonné dans les coulisses, et qu’il trouvait enfin là où il s’attendait le moins à le rencontrer.

– Accordez-lui encore un moment, s’écria Celionati ; et il saisit en même temps avec une certaine force par les épaules le pauvre Giglio, qui ne bougeait pas plus qu’un pieu fiché en terre ; accordez-lui encore un moment ! et il ajouta tout bas :

— Signor Giglio, il est possible que vous aperceviez demain au Corso la personne de votre rêve ; mais vous seriez un niais de vouloir parader avec un beau costume pour vous faire de suite remarquer par cette belle des belles. Plus le vôtre sera original, et mieux il vaudra. Un grand nez pour porter convenablement et consciencieusement mes grandes lunettes ! et ne les oubliez pas !…

Celionati lâcha Giglio, et dans un clin d’œil l’impresario emporta son amoroso comme un tourbillon.

Giglio ne manqua pas, le jour suivant, de se procurer un masque qui, selon le conseil de Celionati, lui parut suffisamment affreux et bizarre : un étrange capuchon orné de deux grandes plumes de coq ; un masque avec un nez rouge en forme de hache et dépassant en longueur et en largeur tous les excès des nez les plus excentriques ; un pourpoint avec d’énormes boutons, et un large sabre de bois assez semblable à celui de Brighella ; mais l’abnégation de sa personne ne put aller, chez Giglio, jusqu’à mettre un large pantalon, descendant jusqu’au pantoufles, destiné à cacher le plus charmant piédestal sur le lequel un primo amoroso eut jamais été placé.

— Non ! s’écria-t-il, il est impossible que Sa Hautesse n’attache pas d’importance aux perfections du corps, et que ces yeux ne se tournent d’une si affreuse enveloppe. Je veux imiter le comédien qui, sous le hideux costume du monstre bleu de la pièce de Gozti, qu’il avait à représenter s’arrangea de manière à laisser voir, sous ses pattes de chat tigre, la charmante main que la nature lui avait donnée, et gagna ainsi le cœur des dames bien avant sa transformation. Le pied est pour moi ce que la main était pour lui.

Et là-dessus, Giglio mit une belle culotte de soie bleu de ciel avec des rubans d’un rouge sombre, des bas roses et des souliers blancs avec des rubans rouge-foncé. C’est un fort bon air, mais le haut du costume était en complète disparate avec le reste.

Giglio était convaincu que la princesse Brambilla se montrerait à lui dans tout l’éclat de la magnificence, entourée de la suite la plus brillante. Mais ne voyant rien de pareil, il se rappela que Celionati lui avait dit qu’il ne pourrait voir la princesse qu’au moyen de ses lunettes magiques ; cela lui donna à penser que la belle des belles serait enveloppée de quelque bizarre costume.

Alors Giglio parcourut le Corso de toutes parts, examinant chaque masque de femme, et méprisant toutes les agaceries jusqu’à ce qu’il arrivât ans un lieu plus retiré. Il s’entendit dire :

— Cher signor, très-cher signor !

Un personnage était devant lui, dans un costume qui surpassait en extravagance tout ce qu’il avait vu de plus incroyable dans ce genre. Le masque, par sa barbe pointue, ses lunettes, ses cheveux de poils de chèvre, comme aussi par la posture de son corps incliné en avant et par son pied droit levé en l’air, paraissait vouloir représenter le personnage de Pantalon, auquel ne pouvait toutefois en aucune façon convenir son chapeau, terminé, par une grande pointe et jeté en avant, et orné de deux plumes de coq. Le pourpoint, le pantalon, le petit sabre de bois suspendu à son côté, appartenaient plutôt à l’estimable Pulcinella.

— Mon cher seigneur, dit Pantalon (nous l’appellerons ainsi malgré le peu de fidélité du costume), mon très-cher signor, s’est un beau jour que celui qui m’apporte le plaisir, l’honneur de vous voir ! N’appartenez-vous pas à ma famille ?

— Excellent signor ! malgré tout le plaisir que j’en éprouverais car vous me plaisez fort, reprit Giglio en s’inclinant avec politesse je ne sais guère comment nous pourrions être parents.

— Oh Dieu ! signor ! interrompit Pantalon, n’avez-vous jamais été en Assyrie ?

— J’ai un vague souvenir, répondit Giglio, de m’être une fois en route pour faire ce voyage, mais je ne suis allé que jusqu’à Frascati, où le fripon de voiturin me versa devant sa porte, de manière que ce nez…

— Ô Dieu ! s’écria Pantalon, il est donc vrai ! ce nez, ces plumes de coq, mon cher prince, ô mon Cornelio ! mais la joie de cette rencontre vous fait, je le vois, pâlir ; ô mon prince ! une gorgée, une seule gorgée !

Et Pantalon saisit la grande bouteille d’osier qu’il portait à son côté et la présenta à Giglio. Et de la bouteille sortit une vapeur rosâtre qui prit le charmant aspect de la princesse Brambilla, et la chère petite figure se leva hors du goulot jusqu’à mi-corps, et s’étendit ses petits bras vers Giglio, qui s’écria enivré et en extase :

— Oh ! montre-toi tout entière, que je puisse te voir dans ta complète beauté !

Alors une forte voix lui cria dans les oreilles :

— Sot, effronté, comment peux-tu, avec ton bleu et ton rose, avoir l’audace de te donner pour le prince Cornelio ? Va chez toi te coucher, maraud !

— Malhonnête ! s’écria Giglio.

Mais alors des flots de masques s’avancèrent et les séparèrent l’un de l’autre, et Pantalon disparut tout à coup avec sa bouteille.