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contes mystérieux.

Vien qua, Dorina bella, non far la smorfiasella.

« Viens ici, Dorine ma belle, ne fais pas la capricieuse. »

Lecteur bien-aimé, l’auteur pense, avec raison sans doute, que ce plaisir ne peut fleurir sur la tige d’un chagrin que dans le Sud joyeux, et que de si belles fleurs ne réussiraient pas dans notre placide Nord.

Il ne veut en aucune façon trouver une analogie entre cette charmante smorfiosité et cette disposition d’esprit qu’il a remarquée (du moins dans l’endroit qu’il habite) chez les jeunes filles, même souvent à peine sorties de l’enfance.

Si le ciel a accordé à celles-ci une jolie figure, elles se plaisent à la déparer de leurs grimaces peu avenantes. Tout est pour elles dans le monde ou trop large ou trop étroit, aucune place n’est assez belle pour leur charmant visage ; elles endureraient plutôt le supplice d’un soulier trop petit qu’une parole amicale ou même spirituelle, et se formalisent extrêmement si des jeunes gens et des hommes de la banlieue de leur ville tombent éperdûment amoureux d’elles. Elles ne peuvent y penser sans se mettre en fureur. On ne connaît pas d’expression assez juste pour qualifier cette disposition d’esprit du beau sexe. De rudes maîtres d’école ont qualifié une tendance pareille chez les jeunes garçons du nom : années inintelligentes.

Et pourtant ce n’était pas la faute du pauvre Giglio si, dans un moment de surexcitation, il avait pu rêver, même les yeux ouverts, de princesses et d’aventures extraordinaires. Il lui était arrivé, tandis qu’il parcourait le Corso, un peu prince de Taer à l’extérieur et tout à fait prince de Taer dans l’âme, des choses bien étranges.

Près de la rue San-Carlo, juste à l’endroit où la rue Condotti traverse le cours, et à moitié sous les magasins d’épiceries et de pâtes, le charlatan bien connu à Rome sous le nom de signor Celionati avait dressé ses tréteaux et débitait au peuple rassemblé une foule de récits fantastiques ornés de chats ailés, de petits nains sortant de la terre, de mandragores, etc. et vendait en même temps des spécifiques pour les amours sans espoir et le mal de dents, pour la goutte et la loterie. Alors on entendit dans le lointain une musique étrange de cimbales, de fifres et de tambours. Le peuple se dispersa et s’élança en foule à travers le Corso, vers la porte du Peuple en criant :

— Ah ! voyez, voyez ! Le carnaval commence ! Voyez, voyez !

Le peuple avait raison ; car le cortége qui, passant sous la porte du Peuple, descendait lentement dans le cours, ne pouvait être pris que pour la plus grotesque mascarade qu’on eût jamais vue.

Sur douze petites licornes blanches comme la neige, avec des sabots dorés, étaient montés des êtres enveloppés de longues tuniques de satin rouge, et ils jouaient très-agréablement de petits fifres d’argent, ou faisait résonner des cymbales et des tambours. Leurs tuniques, en quelque sorte semblables à celles des pénitents, avaient seulement à la place des yeux une ouverture tout garnie de tresses d’or, ce qui leur donnait un singulier aspect.

Lorsque le vent soulevait un peu la robe de ces petits cavaliers, on apercevait une patte d’oiseau dont les griffes étaient garnies de riches bagues. Derrière ces douze charmants musiciens, deux grandes autruches tiraient une grosse tulipe toute brillante d’or, placée sur des roues, au milieu de laquelle était assis un petit homme portant une grande barbe blanche et vêtu d’une tunique d’étoffe d’argent. Sa tête vénérable, au lieu de bonnet, était couverte d’un éteignoir d’argent.

Le vieillard avait sur le nez des lunettes immenses, et il lisait attentivement dans un livre placé devant lui. Derrière lui s’avançaient douze Maures richement habillés et armés de longues lances et de sabres courts. Toutes les fois que le petit vieillard tournait une page du livre, il disait d’une voix singulièrement perçante :

— Kurri-pire-ksi-li-iii ?

Et les Maures venaient, montés sur douze mulets qui paraissaient être d’argent massif, douze figures à peu près enveloppées comme les musiciens, à la différence près que leurs tuniques étaient brodées de perles et de diamants sur un fond d’argent, et que leurs bras étaient nus jusqu’à l’épaule. L’admirable beauté de ces bras, orné des bracelets les plus magnifiques, faisait deviner que sous ces tuniques devaient être cachées les femmes les plus belles. Chacune d’elles, tout en chevauchant, mettait beaucoup d’attention à faire du filet, et pour cela de gros coussins de velours étaient fixés entre les oreilles des mulets.

On voyait ensuite un grand carrosse qui paraissait d’or et était tiré par huit mulets de grande beauté, couverts de chabraques d’or, et conduits, au moyen de brides garnies de diamants, par de petits pages très-galamment recouverts de pourpoints, de plumes de diverses couleurs. Les mulets étaient dressés à secouer leurs belles oreilles avec une incroyable dignité, et alors on entendait des sons semblables à ceux de l’harmonica, auxquels les animaux eux-mêmes et les pages qui les conduisaient mêlaient des cris jetés à propos, et qui s’unissaient avec le ton général de la manière la plus charmante.

Le peuple se pressait autour de la voiture et cherchait à regarder dans l’intérieur ; mais il ne voyait que le cours et son propre reflet, car les vitres étaient de pures glaces. Plus d’un, en se voyant réfléchi de la sorte, s’imaginait un moment qu’il se trouvait dans ce carrosse, et s’en trouvait enivré de joie ; et tout le peuple éprouvait aussi un grand plaisir à s’entendre saluer d’une manière toute charmante pour un petit polichinelle très-joli qui se tenait debout sur l’impériale.

Dans cette allégresse générale, on remarquait à peine la brillante suite du cortége, composé de Maures, de musiciens de pages habillés comme les premiers, et parmi lesquels se trouvaient aussi admirablement parés de costumes des couleurs les plus tendres des singes qui dansaient sur leurs pattes de derrière avec les grimaces les plus expressives.

Cette mascarade merveilleuse descendit le Corso, et arriva à travers les rues jusqu’à la place Navone, où elle s’arrêta devant le palais du prince Bastianello de Pistoja.

Les grandes portes du palais s’ouvrirent, et tout à coup les cris de joie du peuple se turent à la fois, et l’on regarda, dans le silence profond de l’étonnement le plus complet, le prodige qui eut alors lieu. Les licornes, les chevaux, les mulets, les voitures, les autruches, les dames, les Maures et les pages entrèrent dans la porte étroite, et montèrent sans difficulté les degrés de marbre de l’escalier ; et un cri d’admiration, répété par mille voix, remplis les airs lorsque la porte se referma avec le bruit du tonnerre sur les derniers vingt-quatre Maures qui y entrèrent en formant une ligue blanche.

Le peuple, après avoir longtemps et en vain regardé en l’air voyant que tout était dans le palais silencieux et tranquille, sembla vouloir assiéger le séjour de toutes ces étranges choses, et fut difficilement dissipé par les sbires.

La foule se rejetta dans le Corso, devant l’église San-Carlo. Le signor Celionati, délaissé, se tenait encore sur son tréteau, et criait et tempêtait de toutes ses forces :

— Peuple imbécile, disait-il, peuple niais, qu’avez-vous à courir comme des fous enragés, et à délaisser ainsi votre brave Celionati. Vous auriez dû rester ici pour entendre donner, par le plus savant des philosophes et des adeptes les plus habiles, l’explication de tout ce que vous venez de regarder, la bouche et les yeux béants, comme une foule de stupides marmots ; mais je veux bien encore vous le dire ; écoutez ! écoutez ! Sachez qui est entré dans le palais Pistoja, sachez qui se fait brosser dans le palais Pistoja la poussière de son costume.

Ces mots arrêtèrent subitement les tourbillons mouvants du peuple. Il se pressa autour du tréteau de Celionati, et jeta vers lui des regards curieux.

— Citoyens de Rome ! dit Celionati avec emphase, poussez des cris de joie, jetez en l’air vos bonnets, vos chapeaux ou toute autre coiffure, et jetez-les bien haut ! Il vous est survenu un grand bonheur, car la célèbre princesse Brambilla est entrée dans les murs de votre ville, venant du fond de l’Éthiopie. Sa beauté est miraculeuse, et sa richesse est si grande, qu’elle pourrait faire paver tout le Corso avec les plus magnifiques diamants. Et qui peut dire ce qu’elle peut faire pour votre plaisir ? Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne sont pas des ânes et qui ont étudié l’histoire. Ceux-là doivent savoir que la très-grande dame princesse de Brambilla est une descendante du sage roi Sophetua, qui a fondé Troie, et qu’un de ses grands parents, le puissant roi de Serendippe, un homme charmant, s’est souvent rassasié de macaroni parmi vous devant San-Carlo.

J’ajouterai encore que personne autre n’a tenu la princesse Brambilla sur les fonts de baptême que le roi de Taroke, nommé Tartagliona, et que Pulcinella a été son professeur de guitare. Vous en savez maintenant assez pour vous conduire en conséquence ; faites-le donc, braves gens !

En vertu de mes sciences secrètes, de la magie blanche, noire jaune et bleue, je sais qu’elle est venue à Rome parce qu’elle croit rencontrer parmi les masques du Corso son ami de cœur et son fiancé, le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui a quitte l’Éthiopie pour venir ici se faire arracher une grosse dent, œuvre que j’ai accomplie avec un succès complet.

Cette dent, la voici !

Celionati ouvrit une petite boite d’or, en tira une dent blanche, longue et pointue, et la tint haut en l’air.

Le peuple poussa des cris de joie et d’extase, et acheta avec fureur le modèle de la dent du prince, que le charlatan offrait à bas prix.

— Voyez-vous, mes amis, continua Celionati, après que le prince assyrien Cornelio Chiapperi eut supporté l’opération avec douceur et courage, il se perdit dans la ville, on ne sait comment. Cherchez, cherchez, mes amis, le prince assyrien Cornelio Chiapperi ! cherchez-le dans vos chambres, dans vos cabinets, dans vos cuisines, dans vos caves, dans vos armoires et dans vos tiroirs aussi ; celui qui le trouvera et le rapportera en bon état à la princesse Brambilla recevra une somme de cinq cent mille ducats. C’est le prix que la princesse Brambilla a mis sur sa tête charmante, sans compter ce qui se trouve d’esprit et d’intelligence. Cherchez ! mes amis, cherchez ! Mais reconnaîtrez-vous le prince assyrien Cornelio Chiapperi, même lorsqu’il se trouvera devant votre nez ? Oui, vous reconnaîtrez aussi la princesse sérénissime lorsqu’elle passera devant vous ! Mais comment la reconnaîtrez-vous ? Avec ces lunettes que le savant mage indien Rassiamonte a préparées lui-même ; autrement n’y comptez pas. Eh bien ! par pure humanité, par véritable compassion, je consens à vous en octroyer la faveur ! Ne regardez pas aux paoli !