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la princesse brambilla.

phase que s’il se fût trouvé sur les planches du théâtre Argentina ; suis-je encore abusé par un songe ? Non c’est bien la déesse elle-même ; oserais-je lui adresser de hardies paroles d’amour ? Princesse ! ô princesse !

— Finissez vos sottises, dit Giacinta en se retournant tout à coup et gardez-les pour demain.

— Ne t’avais-je pas reconnue ? rependit Giglio avec un sourire emprunté, après avoir repris haleine ; ne t’avais-je pas reconnue, ma charmante Giacinta ? Mais que signifie ce riche costume ? Jamais je ne t’ai trouvée si attrayante, je voudrais te le voir toujours.

— Ainsi, s’écria Giacinta courroucée, ainsi ton amour s’adresse à ma robe de satin et à ma toque de plumes. Et elle s’échappa rapidement dans la chambre voisine, d’où elle revint bientôt avec son costume ordinaire.


On en était au moment où Arlequin, badinant avec sa bien-aimée, est arrêté par les sbires.

La vieille avait pendant ce temps éteint les bougies, et avait sévèrement réprimandé l’indiscret Giulio d’avoir ainsi troublé le plaisir qu’avait eu Giacinta d’essayer la robe d’une grande dame, en ayant encore l’impolitesse de lui donner à comprendre que ce luxe augmentait ses charmes et la rendait plus séduisante que jamais. Giacinta fit chorus avec la vieille, si bien que le pauvre Giglio parvint enfin à force d’humilité et de repentir, à obtenir une trêve d’un moment dont il profita pour assurer qu’un étrange concours de circonstances particulières avait causé son étonnement.

— Écoute, ma charmante, ma douce vie, ajouta-t-il, écoute le récit d’un rêve féérique de la nuit dernière, lorsque je me jetais sur mon lit, tout fatigué du rôle du prince Taen, que je joue, comme tu sais et comme toute la terre le sait aussi, d’une manière supérieure.

Il me semblait que je me trouvais encore au théâtre, me disputant avec mon sordide impresario, qui me refusait obstinément une avance de quelques misérables ducats. Il m’accablait en outre d’une foule de sots reproches. Pour mieux me défendre, je voulais faire un beau geste ; ma main rencontra par hasard la joue droite de l’impresario avec l’éclat et la mélodie d’un rude soufflet. L’impresario s’élança sur moi armé d’un grand couteau ; je reculai, et dans ce mouvement, ma noble toque de prince, celle que ta main, ma charmante, a orné des plus belles plumes qu’autruche ait jamais portés, tomba par terre. Le monstre s’élança sur elle, et dans sa fureur la perça de son couteau. Et elle ! elle s’agitait à mes pieds avec des gémissements et dans les affreux tourments de la mort. Je voulais la venger, c’était mon devoir. Le manteau roulé autour du bras gauche, tenant à la main droite mon épée de prince, je me jetai sur l’horrible meurtrier ; mais il rentra aussitôt dans la maison et déchargea sur moi du balcon le fusil de Trufaldin. Il y eut cela d’étrange, que le feu de l’arme s’arrêta et brilla à mes yeux comme des diamants pleins d’étincelles, et à mesure que la fumée se dissipait, je voyais que ce que j’avais pris pour le feu du fusil de Trufaldin n’était autre chose que la précieuse garniture d’un chapeau de femme.

— Ô grand Dieu ! — bienheureux du ciel ! — une voix dit… non ! chanta — non ! encore mieux, elle exhala des vapeurs d’amour chargées de ces sons.

— Ô Giglio, mon Giglio !

Et je vis un être paré d’un tel charme d’amour, d’une grâce si grande, que le brûlant sirocco du plus ardent amour circula dans mes veines, et ce fleuve de feu se coagula en lave, qui se fondit aussitôt au brasier de mon cœur.

— Je suis princesse, dit la déesse en s’approchant de moi.

— Comment ! dit Giacinta furieuse. Tu te permets de rêver d’une autre que moi ! Tu oses devenir amoureux d’une sotte apparence partie du fusil de Trufaldin :

Et alors ce fut une pluie de reproches, de plaintes, d’injures, et le pauvre Giglio eut beau assurer, jurer même que la princesse portait justement le costume dont Giacinta était revêtue au moment de son arrivée, tout cela fut inutile. La vieille Béatrice, ordinairement peu disposée en faveur de Giglio, qu’elle appelait le signor sans argent, se sentit apitoyée et ne cessa de raisonner l’entêtée Giacinta, jusqu’à ce qu’elle eut pardonné le rêve, à la condition toutefois qu’on n’en soufflerait plus un seul mot à l’avenir.

La vieille prépara un beau plat de macaroni, et Giglio, auquel l’imprésario avait, contrairement à son rêve, avancé réellement quelques ducats, tira une tourte de sucreries et une fiole de vin assez passable de la poche de son manteau.

— Je vois enfin que tu penses à moi, mon bon Giglio, dit Giacinta en prenant dans sa petite bouche un fruit tout glacé de sucre.

Giglio s’aventura même à baiser le doigt que la maudite aiguille avait blessé, et la joie et le plaisir revinrent à la fois. Mais si vous dansez une fois avec le diable, les plus beaux entrechats ne vous servent à rien. Ce fut sans doute le malin qui poussa Giglio à dire, après avoir bu quelques verres de vin :

— Je ne t’aurais jamais crue, ma douce vie, aussi jalouse de moi ; mais tu n’as pas tort. J’ai un charmant aspect, donné par la nature, avec une foule de talents agréables ; mais j’ai plus que tout ceci :

Je suis comédien.

Un jeune comédien qui, comme moi, remplit à ravir le rôle des princes amoureux avec tous les oh ! et les ah ! convenables, est un roman vivant, une intrigue sur deux jambes, un charbon d’amour avec des lèvres pour baiser, avec des bras pour embrasser, une aventure en un volume lancée dans la vie, qui reste devant les yeux d’une belle lorsqu’elle a fermé le livre. De là vient le charme irrésistible que nous exerçons sur tes pauvres femmes, qui raffolent de ce qui est dans nous ou sur nous, de notre sentiment, de nos yeux, de nos fausses pierreries, de nos rubans et de nos plumes. Rien n’y fait, ni l’état ni le rang. Blanchisseuses ou princesses, peu importe ! Maintenant, je te le dis, ma belle enfant, si mes secrets pressentiments ne m’abusent pas, si je ne suis pas le jouet d’une maligne vision, le cœur de la belle princesse est enflammé d’amour pour moi. Si cela est, ou si cela doit être, tu me pardonneras, ma très-chère, si j’utilise la cassette d’or qui s’ouvre pour moi, et si je te néglige un peu, car une pauvre petite modiste…

Giacinta avait écouté avec une attention toujours croissante et s’était approchée toujours un peu plus de Giglio, dans les yeux duquel se reflétait l’image du songe de la nuit. Tout d’un coup elle se leva et donna à l’heureux amant de la belle princesse un tel soufflet, que toutes les étincelles du mystérieux fusil de Truffaldin voltigèrent devant ses yeux, et elle s’élança dans la chambre.

Toutes les prières, toutes les supplications furent inutiles.

— Allez-vous-en chez vous, croyez-moi, elle a sa smorfia, et c’est une affaire terminée, dit la vieille, et elle éclaira le désolé Giglio dans l’étroit escalier. Il doit y avoir dans la smorfia des jeunes filles italiennes et dans leur être capricieux et un peu fantastique quelque chose de particulier ; car des connaisseurs affirment unanimement qu’il s’en émane un certain charme d’un attrait si irrésistible, que le captif, loin de briser ses chaînes, s’y enlace de plus en plus, de sorte que l’amant congédié d’une manière honteuse au lieu de risquer un éternel adieu, soupire bien plus ardemment encore, et implore comme on le voit dans cette chanson populaire :