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— Non, non ! s’écria Giacinta, je ne veux pas le savoir, j’aime mieux me figurer que jamais une personne mortelle ne portera ce costume. Il me semble que je travaille à une mystérieuse parure de fée. Je me figure déjà qu’une foule de petits génies me regardent en riant du sein des pierres précieuses, et me murmurent tout bas : Travaille avec courage pour notre reine, nous t’aidons ! Et quand j’assemble ces tresses et ces dentelles, je crois que de charmantes petites fées dansent autour de moi avec des gnomes cuirassés d’or, etc. Oh ! la la ! s’écria Giacinta.

En cousant le tour de gorge, elle s’était fait une grande piqûre au doigt ; le sang jaillissait comme d’une fontaine.

— Le ciel préserve la belle robe ! dit la vieille.

Et en même temps elle prit la lampe pour mieux éclairer, et de larges gouttes d’huile tombèrent sur le vêtement.


Ah ! tu viens ici te moquer de moi, vieux monstre hypocrite !

— Que le ciel sauve la belle robe ! s’écria à son tour Giacinta à moitié évanouie ; mais, bien que certaines l’une et l’autre qu’il était tombé sur la robe du sang et de l’huile, elles ne purent trouver la moindre trace d’une tache.

Alors Giacinta continua à travailler avec ardeur jusqu’à ce qu’elle s’écria :

— Finie ! finie ! en sautant et en tenant la robe en l’air.

— Comme elle est belle ! Comme elle est magnifique ! dit la vieille. Non, vois-tu, Giacinta, jamais tes chères petites mains n’ont fait un si bel ouvrage. Et sais-tu ? on dirait que la robe a été faite à ta taille, comme si maître Bescapi en avait pris la mesure sur toi.

— Ah ! par exemple, répondit Giacinta en rougissant jusqu’aux yeux, tu rêves ; suis-je donc aussi grande et aussi svelte que la dame pour qui cette robe est faite ? Prends la robe et serre-la soigneusement jusqu’à demain, et le ciel veuille qu’avec la lumière du jour les taches ne viennent pas à paraître ! Que deviendrions-nous, dans notre misère ? Prends la robe.

La vieille hésitait.

— Certainement, dit Giacinta en regardant encore la robe, il m’est venu l’idée en faisant ce costume qu’il m’irait parfaitement. J’ai bien la taille aussi mince, et quant à la longueur…

— Ma petite Giacinta, dit la vieille avec des yeux étincelants, tu as deviné ma pensée, comme moi la tienne. Que la robe appartienne à n’importe qui, princesse, reine ou fée, ma petite Giacinta s’en parera avant elle.

— Jamais ! s’écria Giacinta.

Mais la vieille lui ôta le costume des mains, l’étendit soigneusement sur le fauteuil et commença à dénouer les cheveux de la jeune fille, qu’elle savait arranger avec une grande élégance. Puis elle alla chercher dans l’armoire la petite toque ornée de plumes et de fleurs qui, d’après la commande de Bescapi, devait aller avec le costume, et l’assujettit sur les boucles de cheveux châtain-clair de Giacinta.

— Enfant, la petite toque te sied à ravir ! mais maintenant ôte ton corsage.

Et, tout en parlant ainsi, la vieille commença à déshabiller Giacinta, qui, toute charmante dans son embarras, ne se sentait pas la force de lui résister.

— Hein ! murmura la vieille, quel cou doucement ondulé ! quel sein de lis ! quels bras d’albâtre ! aussi beaux de forme que ceux de la Vénus de Médicis, et non moins admirables que si Jules Romain les avait peints ! Je voudrais bien savoir quelle princesse n’en serait pas jalouse.

Mais lorsqu’elle essaya à la jeune fille la robe magnifique, on aurait pu croire qu’elle était assistée par des esprits invisibles. Tout allait, tout se plaçait à merveille, chaque épingle se trouvait mise à propos, chaque pli s’arrangeait de lui-même ; il paraissait impossible que la robe eût été faite pour une autre que pour la jeune ouvrière.

— Ô saints du paradis, s’écria la vieille lorsque Giacinta fut complétement parée, ce n’est pas là ma Giacinta. Ah ! ah ! comme vous êtes belle, gracieuse princesse ! Mais attends, attends ! il faut qu’on voie clair dans la petite chambre.

Et elle alla chercher les bougies bénies, qui étaient restées de la fête de la vierge Marie, et les alluma, si bien que Giacinta semblait jeter des flots de lumière. Tout éblouie de la grande beauté de la jeune fille, de sa grâce et de ses manières distinguées en se promenant dans la chambre, la vieille joignit les mains et s’écria :

— Oh si quelqu’un, si le Corso tout entier pouvait te voir ! Au même instant la porte s’ouvrit, et Giacinta s’élança avec un grand cri du côté de la fenêtre.


Elle s’étala à l’aise dans un fauteuil, prit sa tabatière et en tira une large prise.

Un jeune homme fit deux pas dans la chambre, et s’arrêta immobile comme une statue. Le lecteur peut pendant ce moment de stupeur l’examiner à son aise. Il est âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans à peine ; il a un charmant aspect ; on peut appeler son costume étrange ; car, bien que pour la coupe et la couleur on ne trouve rien à y reprendre en détail, la masse toutefois a quelque chose de discordant et offre un assemblage de nuances criardes qui choque l’œil. On y devine aussi, malgré tous les soins pris pour le tenir en bon état, une certaine pauvreté. La fraise de dentelles demande une remplaçante, et les plumes qui ornent fantastiquement le chapeau placé sur l’oreille sont attachées avec des ficelles et des épingles. Et le lecteur s’aperçoit tout d’abord qu’un homme ainsi vêtu ne peut être qu’un pauvre comédien dont le talent n’est pas assez rétribué.

Et c’est en effet la vérité.

En un mot, c’est le même Giglio Fava, qui doit encore deux paoli à Béatrice pour le blanchissage d’un col de dentelle.

— Ah ! que vois-je ? s’écria enfin Giglio Fava avec autant d’em-