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la princesse brambilla.

cées, dont je laisse l’arrangement au gré de leur fantaisie. Nous dirons seulement que Peregrinus et sa charmante Rosine conservaient la tranquillité d’esprit de l’enfance, tandis que Georges et Dortje, au contraire, recueillis en eux-mêmes et les yeux attachés l’un sur l’autre, ne pouvaient sentir et penser que pour eux.


Il était minuit, lorsque tout à coup le parfum balsamique de la grande fleur du chardon ardent embauma le jardin et la maison tout entière.

Peregrinus s’éveilla : il crut entendre les mélodies plaintives d’un désir espoir, et un pressentiment étrange s’empara de lui.

Il lui semblait qu’un ami s’arrachait violemment de ses bras.

Au matin suivant, on ne trouva pas les fiancés Georges Pépusch et Dortje Elverding, et l’on apprit avec étonnement qu’ils n’étaient pas entrés dans la chambre nuptiale.

Le jardinier accourut, tout hors de lui, au même instant, en s’écriant qu’il s’était opéré dans le jardin un prodige dont il ne savait que penser.

Toute la nuit il avait rêvé de cactus grandiflorus en fleur, et il venait d’en découvrir la cause. Il suffisait de venir voir.

Peregrinus et Rosine descendirent dans le jardin. Au milieu d’un charmant bosquet, un grand chardon-torche avait poussé, qui abaissait sa fleur née au matin même et déjà flétrie, et autour de cette fleur était amoureusement enlacée une tulipe rayée de jaune et de lilas, morte aussi de la mort des fleurs.

— Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé, dit Peregrinus d’une voix tremblante d’émotion ; l’éclat de l’escarboucle qui a allumé en moi la flamme d’une Vie plus haute t’a donné la mort, couple uni par les enchaînements étranges des discordes secrètes des sombres pouvoirs !

Le mystère est éclairci : l’heureux moment de l’accomplissement de leurs plus chers désirs fut aussi l’instant de leur mort.

Lorsque Rosine parut pressentir la signification du prodige, elle se baissa sur la pauvre tulipe flétrie, et elle la baigna de ses larmes.

— Vous avez raison, mon cher Peregrinus, dit maître Floh, qui apparut tout à coup dans sa gracieuse forme microscopique sur le chardon-torche, tout s’est fait comme vous venez de le dire, et j’ai perdu ma bien-aimé.

Rosine fut sur le point d’être effrayée à la vue du petit monstre ; mais maître Floh lui jeta un regard si amical, et Peregrinus se montra tellement intime avec lui, qu’elle reprit courage et regarda hardiment sa charmante figure ; et elle se trouva d’autant mieux disposée pour cette singulière créature, que Peregrinus lui murmura tout bas :

— C’est mon bon et cher maître Floh.

— Mon excellent Peregrinus, ma charmante dame, dit Maître Floh avec attendrissement, je dois maintenant vous quitter, pour retourner auprès de mon peuple ; mais je vous resterai toujours fidèle et dévoué, et vous reconnaîtrez mon approche à votre félicité. Adieu à tous deux et de tout cœur. Soyez heureux !

En parlant ainsi, maître Floh avait repris sa forme naturelle et avait disparu.

Maître Floh a toujours fréquenté, comme un bon génie, la famille de Peregrinus ; il a surtout montré son active sollicitude, lorsqu’au bout d’une année un petit Peregrinus vint augmenter le bonheur de l’aimable couple. Il restait continuellement au chevet de la charmante dame, et piquait le nez de la garde lorsqu’elle venait à s’endormir, sautait dans le bouillon mal réussi, et bien d’autres choses encore.

Maître Floh montra encore son amitié en fournissant à la postérité des Tyss, au jour de Noël, les plus charmants, les plus admirables jouets d’enfant fabriqués par les plus habiles artistes de son peuple, et il rappelait ainsi à Peregrinus ces mystérieux cadeaux de la nuit de Noël, qu’il nommait aussi la source des événements les plus fantastiques et les plus étranges.

Ici s’arrête brusquement notre manuscrit, et les étonnantes aventures de maître Floh trouveront ici une joyeuse fin.



LA PRINCESSE BRAMBILLA.


I.


Effets magiques d’une riche robe sur une jeune modiste. — Définition d’un acteur jouant les amoureux. — De la smorfia des jeunes Italiennes. — Comment un honnête homme, assis dans Une tulipe, s’occupe de sciences, et comment des dames du monde font du filet entre les oreilles des mulets. — Le crieur public Celionati et la dent du prince assyrien. — Bleu de ciel et rose. — Pantalon et la bouteille de vin merveilleux.


L’aurore perçait le crépuscule ; on sonnait dans les cloîtres l’Ave. La jeune et jolie fille Giacinta Soardi jeta de côté la riche robe d’épais satin rouge à laquelle elle avait si assidûment travaillé, et regarda tristement, de la fenêtre de son étage élevé, dans la rue étroite, triste et solitaire.

La vieille Béatrice, de son côté, rangeait soigneusement des déguisements de toute sorte placés çà et là sur les tables et les chaises de la petite chambre, et elle les accrochait tour à tour.

Elle s’arrêta les mains sur les hanches devant l’armoire ouverte, et elle dit d’un ton caressant :

— En vérité, Giacinta, cette fois nous avons été bien travailleuses ; il me semble que la moitié des gens en gaieté du Corso me passent sous les yeux. Mais aussi jamais le maître Bescapi ne nous a fait d’aussi riches commandes. C’est qu’il sait bien que cette année notre belle Rome va de nouveau resplendir de joie, de magnificence et de richesse. Tu verras, Giacinta, comme demain, le premier jour de notre carnaval, va être salué par des cris de joie, et demain aussi, demain maître Bescapi jettera dans notre tablier une grande poignée de ducats. Tu verras, Giacinta ! Mais qu’as-tu, mon enfant ? Tu baisses la tête, tu as du chagrin, tu es morose, et demain c’est le carnaval !

Giacinta s’était assise de nouveau sur sa chaise de travail, et, les yeux fixes, la tête dans les mains, elle regardait le plancher sans faire attention aux paroles de la vieille ; mais comme celle-ci ne se lassait pas de revenir sur les plaisirs que promettait le carnaval, elle lui dit :

— Ne parlez donc pas d’un temps qui peut promettre du plaisir aux autres et ne m’apporte à moi que du chagrin et de l’ennui. À quoi me sert mon travail de jour et de nuit ? Que peuvent nous faire les ducats de maître Bescapi ? Ne sommes-nous pas réduits à la dernière pauvreté ? ne nous faut-il pas calculer de telle sorte que le gain de ces jours nous nourrisse assez misérablement pendant une année entière ? Que nous reste-t-il pour nos plaisirs ?

— Qu’a de commun notre misère avec le carnaval ? répliqua la vieille ; n’avons-nous pas l’année passée couru depuis le matin jusqu’à la nuit pleine, et n’étais-je pas bien sous le costume de docteur ? et tu me donnais le bras, toute charmante avec ton déguisement de jardinière ? hi hi ! Et les plus beaux masques couraient après nous et nous disaient des paroles mielleuses. Eh bien ! n’était-ce pas amusant ? et qui empêche d’en faire autant cette année ? Mon habit de docteur est encore là, je n’ai qu’à le brosser soigneusement pour enlever jusqu’à la moindre trace des mauvais confetti qu’ils nous ont lancés ; et ton costume de jardinière est là aussi. Deux rubans neufs, deux fleurs plus fraîches, et il ne t’en faudra pas davantage pour être charmante et bien parée.

— Que dites-vous ! s’écria Giacinta, j’irais me risquer au dehors sous de pareils haillons ? Non ! Un beau costume espagnol, qui colle au corps, bien étroit, bien juste, et tombe plus bas en riches plis épais, de larges manches tailladées, d’où s’élancent des dentelles magnifiques ; un petit chapeau avec de hardis panaches qui volent au vent, une ceinture, un collier de diamants ruisselant d’étincelles, voilà comme Giacinta pourrait sortir dans le Corso et descendre devant le palais Ruspani. Les cavaliers viendraient se presser autour d’elle !

« — Quelle est cette dame ? diraient-ils, une comtesse, une princesse sans doute, » et Pulcinella lui-même, tout saisi de respect, oublierait ses agaceries folles.

— Vos paroles me jettent dans un étonnement sans pareil, reprit la vieille ; depuis quand êtes-vous ainsi possédée du démon de l’orgueil ? Eh bien ! si vous avez le cœur si haut placé qu’il vous faille absolument jouer à la princesse, prenez un amoureux qui puisse, pour vos beaux yeux, mettre vaillamment la main au sac de la fortune, et renvoyez bien vite le seigneur Giglio, qui ne possède pas un centime, ou qui, s’il se sent par hasard deux ducats dans la poche, les dépense en pommades fines ou en pareilles niaiseries. Il ne m’a pas encore payé les deux paoli qu’il me doit pour le blanchissage de ses cols de dentelle….

La vieille, tout en parlant, avait préparé et allumé la lampe ; elle vit, lorsque la lumière frappa le Visage de Giacinta, que les yeux de celle-ci étaient pleins de larmes amères.

— Giacinta, ! s’écria-t-elle, au nom de tous les saints ; qu’y a-t-il ? qu’as-tu donc ? mais, mon enfant, je n’ai eu aucune mauvaise intention ; calme-toi, ne te fatigue pas tant au travail, la robe sera encore faite à temps.

— Ah ! s’écria Giacinta sans lever les yeux de son ouvrage qu’elle avait repris, c’est cette robe elle-même, crois-moi, qui me remplit la tête de ces folles idées. Dites-moi, avez-vous jamais vu dans le cours de votre vie une robe comparable à celle-ci en éclat et en beauté ? Le maître Bescapi s’est réellement surpassé lui-même. Un esprit particulier planait sur lui lorsqu’il a coupé ce magnifique satin. Et puis ces dentelles précieuses, ces tresses resplendissantes, ces pierreries de valeur qu’il nous a confiées pour les ornements ! Pour tout au monde je voudrais savoir quelle est la bienheureuse qui va se trouver parée de cette robe céleste !

— Eh ! que nous importe ? interrompit la vieille ; nous travaillons et on nous paye. Il est vrai que maître Bescapi y a mis cette fois un mystère ! C’est une princesse pour le moins qui portera cette robe ; je ne suis pas autrement curieuse, mais j’aimerais assez que maître Bescapi voulût bien me dire son nom ; et demain je le tourmenterai jusqu’à ce qu’il me l’ait appris.