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CONTES MYSTÉRIEUX.

Enfin une voix grave et solennelle, qui devenait à chaque instant plus sonore, prononçait ces mots :

— Malheureux roi Sekalis, tu as dédaigné l’intelligence de la nature ; aveuglé par l’artifice de méchants démons, tu as attaché tes regards sur le trompeur Teraphin, et tu as perdu de vue le véritable esprit.

Le talisman gisait caché profondément dans le sein de la terre, à Famagusta, dans un lieu plein de mystères ; mais comme tu t’es anéanti toi-même, il n’a pas trouvé de principe pour allumer sa force engourdie. En vain tu as sacrifié ta fille, la belle Gamaheh ; le désespoir d’amour du chardon Zéhérit fut inutile, et la soif de sang du prince Egel fut aussi impuissante et sans effet. Le lourd génie Thétel fut même forcé d’abandonner son doux butin, car ta pensée à moitié éteinte, ô roi Sekalis, fut encore assez puissante pour rendre la victime aux éléments primitifs d’où elle était sortie.

Misérables trafiquants en détail de la nature, vous l’avez trouvée, à votre grande stupeur, dans la poussière floréale de cette mystérieuse tulipe de Harlem. Vous l’avez tourmentée de vos épouvantables essais, dans l’aveuglement de votre puéril orgueil ; vous ne pouviez pas faire, par le moyen de votre art misérable, ce qui ne peut arriver que par la force de ce talisman endormi.

Et toi aussi, maître Floh, tu ne pouvais pénétrer le mystère, parce que la force intérieure manquait à ton regard subtil de pénétrer dans les profondeurs de la terre et d’apercevoir l’escarboucle inanimée.

Les astres s’éloignèrent, se croisèrent dans leur course dans des mouvements singuliers, et des constellations terribles accomplirent l’œuvre merveilleuse, invisible aux faibles yeux des hommes. Mais l’escarboucle ne causa aucun conflit céleste, car le sentiment humain que l’escarboucle devait élever et protéger de ses soins pour qu’il dût s’éveiller à la connaissance des choses les plus hautes de la nature humaine n’était pas encore né.

Mais enfin le prodige est accompli, le moment est venu.

Une lueur claire et pétillante passa devant les yeux de Peregrinus. Il s’éveilla à moitié de son état de torpeur, et aperçut, à son grand étonnement, maître Floh, sous sa figure microscopique, mais enveloppé dans une grande tunique à grands plis, tenant dans les pattes de devant une torche flamboyante ; il sautait, tout préoccupé, dans la chambre, tantôt en haut, tantôt en bas et poussait en même temps des cris perçants.

Peregrinus voulait sortir tout à fait de son sommeil, mais tout à coup mille éclairs brûlant traversèrent la chambre, qui parut bientôt entièrement remplie par une boule de feu. Alors une douce vapeur parfumée traversa le feu ardent, qui bientôt cessa de lancer des flammes et devint un doux clair de lune.

Peregrinus se retrouva sur un trône splendide et couvert du riche costume d’un prince indien, diadème éblouissant sur la tête, tenant à la main au lieu de sceptre la significative fleur du lotus.

Le trône était placé dans une salle immense, dont les mille colonnes étaient des cèdres élancés allant jusqu’au ciel.

Et en même temps de belles roses sortirent d’un buisson sombre, et aussi de merveilleuses fleurs embaumées de toute sorte, et, comme dans un désir ardent, elles levaient leurs têtes vers l’azur éclatant qui brillait à travers les branches des cèdres aux formes capricieuses, et jetaient en bas des regards d’amour.

Peregrinus se reconnut lui-même ; il sentit brûler dans son cœur l’escarboucle animée du feu de la vie.

Tout au tend, le génie Thétel s’efforça de s’élever dans les airs, mais il n’arrivait pas à la moitié de la hauteur des troncs de cèdres, et tout honteux, il retombait lourdement à terre.

Le prince Egel rampait çà et là en formant de hideux replis, et il cherchait tantôt à se gonfler, tantôt à s’allonger ; objet de dégoût, il murmurait :

— Mais pourtant Gamaheh m’appartient.

Au milieu de la salle, Leuwenhoek et Swammerdam étaient assis sur d’immenses microscopes. Leurs visages étaient tristes et désolés, ils se jetaient l’un à l’autre de mutuels reproches et disaient :

— Voilà le point que vous n’avez pas pu deviner dans l’horoscope. Le talisman est à jamais perdu pour nous.

Tout près des marches du trône, Dortje Elverding et Pépusch paraissaient plutôt évanouis que plongés dans le sommeil. Peregrinus ou, nous pouvons le nommer ainsi, le roi Sekalis rejeta le manteau royal dont les plis couvraient sa poitrine, et de son sein l’escarboucle lança, comme un feu du ciel, des rayons éblouissants à travers la salle immense.

Le génie Thétel, au moment où il cherchait à s’élever encore, disparut avec un sourd mugissement dans des flocons innombrables et sans couleur qui, chassés par l’orage, se perdirent dans le bosquet.

Le prince Egel, avec l’effroyable cri de la douleur la plus déchirante, se ramassa sur lui-même et s’engloutit danss la terre, où l’on entendit un bruit qui faisait frissonner, comme si elle n’avait reçu qu’à regret dans son sein le hideux fugitif.

Leuwenhoek et Swammerdam furent précipités du microscope, et leurs sanglots et leurs plaintes firent comprendre qu’ils éprouvaient de cruelles souffrances.

Mais Dortje Elverding et Georges Pépusch, ou, pour mieux dire, la princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit, étaient sortis de leur évanouissement et s’étaient agenouillés devant leur roi, qu’ils paraissaient implorer par leurs soupirs ardents. Mais ils tenaient les yeux attachés sur la terre, comme s’ils ne pouvaient supporter l’éclat des rayons de l’escarboucle.

Peregrinus dit alors d’un ton solennel :

— Un mauvais démon t’avait formé d’impur limon et du duvet tombé des ailes d’une lourde autruche, toi qui devais tromper les hommes sous la forme du génie Thétel. Vain fantôme, le rayon de amour t’a brisé, et tu t’es perdu dans le néant. Et toi aussi, monstre sanguinaire de la nuit, odieux prince Egel, l’éclat de l’escarboucle brûlante t’a chassé jusque dans les entrailles de la terre. Quant à vous, pauvres fous, malheureux Swammerdam, infortuné Leuwenhoek, votre vie tout entière a été une incessante erreur. Vous avez cherché à approfondir les secrets de la nature sans pressentir la signification de votre propre existence.

Vous avez osé pénétrer dans son laboratoire pour épier ses mystérieux travaux, et vous avez cru réussir à découvrir impunément les terribles mystères de ces profondeurs impénétrables aux yeux des hommes. Votre cœur est resté froid et insensible, jamais il n’a été enflammé d’un véritable amour, jamais les fleurs, jamais les insectes aux ailes légères n’ont échangé avec vous de douces paroles. Vous avez cru admirer, adorer pieusement les saints miracles de la nature, et en vous efforçant, dans vos désirs criminels, d’en deviner les causes, vous avez détruit toute adoration pieuse, et la science que vous cherchiez était seulement un fantôme qui vous a trompés comme des enfants indiscrets et curieux.

Insensés ! le feu de l’escarboucle ne vous donnera ni consolation, ni espoir.

— Ah ah ! la consolation ni l’espoir ne sont pas perdus. La vieille femme s’accouple au vieillard : c’est un amour, c’est une foi, c’est une tendresse ; la vieille est une reine, et elle conduit son Swammerdam, son Leuwenhoek dans son royaume, et là ils deviendront beaux princes, et ils fileront de beaux fils d’or, d’argent et de soie, et feront d’autres travaux sages et utiles.

Ainsi parla la vieille Aline, couverte d’un costume étrange, à peu près semblable à celui de la princesse de Golconde dans l’opéra de ce nom ; elle se tenait debout entre les deux microscopistes, qui semblaient comme vissés sur eux-mêmes et n’avaient pas plus d’une palme de hauteur.

Ils pleuraient et jetaient des sanglots. La reine de Golconde les prit sur son sein, et les caressa et les dorlota comme de petits enfants, en leur disant de douces et caressantes paroles, puis elle plaça ses jolis poupons dans un beau berceau d’ivoire ouvragé, et les berça en chantant :

« Dors, mon cher enfant dors ;
» Dans le jardin sont deux brebis,
» L’une est noire et l’autre est blanche. »

Pendant ce temps, la princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit étaient restés agenouillés au pied du trône. Alors Peregrinus dit :

— Couple aimant, l’erreur qui a troublé ta vie s’est dissipée. Mes bons amis, venez sur mon cœur.

Le rayon de l’escarboucle pénétrera votre âme, et vous éprouverez les félicités du ciel.

La princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit se relevèrent et Peregrinus les pressa sur son cœur enflammé. Et après cet embrassement, ils se jetèrent, pleins de ravissement, dans les bras l’un de l’autre. Leur pâleur cadavérique avait disparu pour faire place à la fraîcheur de la jeunesse qui resplendissait sur leurs joues et dans leurs yeux.

Maître Floh, qui était resté jusqu’alors en brillant satellite sur marches du trône, reprit sa forme naturelle en criant d’une voix perçante :

— Un vieil amour ne prend pas de rouille !

Et il s’élança d’un bond vigoureux sur le cou de Dortje.

Mais, par un prodige, au même instant Rosine, dans tout l’éclat de l’ineffable grâce de la pudique virginité, et toute brillante des rayons de l’amour le plus pur comme un chérubin des cieux, se trouva dans les bras de Peregrinus.

Alors les cèdres agitèrent leurs rameau avec bruit, les fleurs redressèrent à l’envi leurs têtes joyeuses, et les bruyants oiseaux de paradis voltigèrent autour de la salle ; de douces mélodies ruisselaient des bocages sombres, des accents de bonheur partaient des lointains, et un hymne d’une joie débordante remplissait les airs, répété par mille voix. Les plus grands plaisirs de la vie s’animaient saintement consacrés par l’amour, et de pures flammes éthérées brillaient au haut des cieux.


Peregrinus avait acheté dans le voisinage de la ville une belle maison de campagne, où devaient se célébrer le même jour son mariage et celui de son ami Pépusch avec la petite Dortje Elverding.

Le bienveillant lecteur et les lectrices bienveillantes me permettront de ne décrire ni le repas de noces ni la toilette des deux fian-