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MAÎTRE FLOH.

Et il fondit en larmes.

Rosine effrayée, incapable de comprendre le noir esprit qui planait sur Peregrinus, s’agenouilla près de lui, l’embrassa et murmura en pleurant :

— Au nom de Dieu, mon cher Peregrinus, que t’est-il arrivé ? Quel méchant ennemi se place entre nous deux ? Viens, viens de nouveau t’asseoir tranquille auprès de moi.

Et Peregrinus, silencieux, incapable de se mouvoir volontairement, se laissa relever par Rosine.

Il fut heureux pour lui que le vieux canapé un peu fragile fut, comme à l’ordinaire, encombré de brochures, de livraisons terminées et d’ustensiles à l’usage des relieurs ; car, pendant que Rosine cherchait à s’y former une place pour elle et Peregrinus, celui-ci eut le temps de se remettre, et sa grande douleur, sa mélancolie déchirante, firent place à un sentiment plus doux, à une plus active mais pourtant plus tranquillisante disposition d’esprit. Si son visage avait auparavant l’expression d’un pécheur inconsolable dont la condamnation vient d’être prononcée sans retour, maintenant il paraissait un peu niais peut-être, mais c’est dans des actions pareilles un bon pronostic.

Lorsque tous deux se furent assis sur le canapé vermoulu, Rosine dit, les yeux baissés et avec un pudique sourire :

— Je crois deviner, mon bien-aimé, ce qui te trouble ainsi. Je dois te l’avouer, on m’a raconté bien des choses étranges sur les habitants surnaturels de ta maison. Les voisines (tu sais comme elles sont, et comme souvent elles bavardent sans rien savoir), les méchantes voisines m’ont raconté qu’il y a chez toi une femme étrange que tu y as portée toi-même pendant la nuit de Noël, et que plusieurs disent être une princesse. Il est vrai que le vieux Schwammer l’a recueillie chez lui mais la jeune personne fait tout son possible pour te séduire. Ce n’est pas tout encore, il y a pis que cela. Tu connais, mon cher Peregrinus, la vieille femme qui demeure ici en face ; tu la connais bien, la vieille au nez pointu qui te salue si amicalement quand elle te rencontre, et dont tu disais, en la voyant aller un dimanche à l’église avec sa robe de fête d’une étoffe si bariolée (j’ai toujours envie de rire quand j’y pense), qu’elle te faisait l’effet d’un buisson de lis rouges qui se promenait au milieu de la rue. Eh bien ! cette méchante commère a tâché de me mettre en tête une foule de noirceurs.

Bien qu’elle te salue d’une manière si amicale, elle m’a prévenue contre toi ; elle prétend que l’on fait dans ta maison d’infernales sorcelleries, et que la petite Dortje n’est pas autre chose qu’un démon déguisé qui se promène sous une figure humaine pour t’ensorceler par ses grâces et ses séductions.

Peregrinus, mon cher Peregrinus ! regarde-moi bien en face, les yeux dans les yeux ; tu ne verras pas dans les miens la trace du plus léger soupçon. Je connais la pureté de ton cœur, jamais ta parole, jamais ton regard n’ont terni d’un souffle impur le clair et limpide miroir de mon âme.

J’ai confiance en toi, j’ai confiance dans le bonheur qui nous attend quand un tendre lien nous unira et réalisera les doux songes d’amour et de désirs. Peregrinus, que les esprits sombres aient sur toi les desseins qu’il leur plaira d’avoir, leur pouvoir se brisera contre ta belle et pieuse nature, qui est forte, puissante et invariablement fidèle dans ses affections.

Qui pourrait troubler un amour comme le nôtre ? Rejette tes doutes ; notre amour est le talisman qui met en fuite les démons de nuit.

Rosine parut en ce moment à Peregrinus un être d’une nature supérieure. Chacune de ses paroles lui semblait une consolation venue du ciel. Un sentiment ineffable de la joie la plus pure inonda son âme comme la douce haleine du printemps. Il n’était plus le pécheur, grand coupable qu’il avait cru être ; il croyait reconnaître avec des élans d’enthousiasme qu’il était digne de l’amour de la jeune fille la plus belle et la plus pure.

Le relieur Lammer Hirt rentra alors de la promenade avec sa famille.

Peregrinus était ivre de joie ainsi que sa bien-aimée, et Peregrinus quitta comme heureux fiancé, à la tombée de la nuit, l’étroite demeure du relieur et de sa famille transportée d’allégresse.

Lorsque Peregrinus retourna chez lui, la pleine lune brillait claire et riante, et elle parait gracieusement de son éclat argenté la grande place du marché aux chevaux. Peregrinus se mit à sa fenêtre, comme il convient à un amoureux, regardant la lune pour y rattacher les pensées adressées à sa bien-aimée.

Je dois toutefois avouer au lecteur que Peregrinus, malgré tout son bonheur, bâillait si haut qu’un garçon du marché un peu pris de boisson lui cria tout en chancelant :

— Eh ! là-haut ! l’homme au bonnet blanc, ne m’avalez pas tout entier !

Ce qui fit que Peregrinus ferma la fenêtre avec tant de force que les vitres en résonnèrent, et puis il se mit au lit. Mais le besoin de sommeil semblait s’être dissipé dans ses bâillements excessifs. Des pensées sans cesse renouvelées parcouraient son cerveau, et il envisageait surtout le danger imminent dans lequel un sombre pouvoir voulait l’entraîner en le conduisant à un monstrueux abus du verre microscopique. Il reconnut tout d’abord que l’intention de maître Floh avait été bonne en lui faisant ce mystérieux cadeau, mais que c’était, en tout cas, un don venu de l’enfer.

— À quoi, se disait-il à lui-même, un homme qui pénètre les pensées les plus secrètes de ses frères n’arrive-t-il pas au moyen de ce don incompréhensible ? À l’affreuse position où se trouva le Juif errant, qui, dans les réunions des hommes les plus variées, marchait comme au milieu d’un désert triste et inhospitalier, sans joie, sans espoir, sans douleur, dans cette indifférence muette qui est le caput mortuum de la désolation.

Espérer sans cesse, se confier sans cesse et trouver toujours des déceptions nouvelles, n’est-ce pas donner infailliblement accès dans son âme à la méfiance, au soupçon et à la haine ? n’est-ce pas en venir à repousser chaque trace du vrai principe de l’humanité qui s’épanche dans un doux abandon, dans une bienveillance pieuse ? Non, ton visage amical, tes paroles mielleuses ne me tromperont pas, toi dont le cœur nourrit peut-être contre moi une haine imméritée. Je veux te regarder comme mon ami, je veux te faire du bien tant qu’il sera en mon pouvoir ; je veux t’ouvrir mon âme, parce que c’est un bonheur pour moi et que cela me fait du bien, et le moment d’amertume causé par ta trahison sera bien peu de chose comparé avec les joies d’un beau rêve dissipé ! Et le cœur de l’homme est si versatile ! Les véritables amis eux-mêmes, ceux qui nous sont véritablement dévoués, ne peuvent-ils pas, par une triste occurrence d’événements fâcheux, se trouver dans une disposition de mauvaise humeur qui fasse naître des pensées hostiles, mais passagères, au fond de leur cœur ?

Et si le malheureux verre dévoile alors ces pensées, un noir soupçon remplira mon âme, et dans une injuste colère, dans un trouble insensé, je repousserai mon ami, et le poison destructeur qui tend à m’isoler de tous les êtres attaquera, en rongeant toujours plus profondément, jusqu’à la racine de ma vie.

Non, c’est un crime, un crime irrémédiable de vouloir, semblable à l’ange déchu qui apporta le péché au monde, se poser en égal du pouvoir éternel qui lit dans le cœur des hommes parce qu’il le gouverne.

Loin de moi ce funeste don !

Peregrinus prit la petite boîte et se prépara à la lancer de toutes ses forces au plafond.

Tout à coup apparut maître Floh, assis sur la couverture du lit, dans sa forme microscopique, beau et agréable à voir, avec sa cotte de mailles polie et ses bottes d’or resplendissantes.

— Halte ! s’écria-t-il, ne faites rien d’inutile ; vous détruiriez plutôt un rayon du soleil que de jeter ce verre indestructible plus loin qu’à un pied de distance tant que je suis là. J’avais repris, sans que vous vous en soyez aperçu, ma place ordinaire dans un pli de votre cravate, tandis que vous étiez chez le relieur Lammer Hirt, et j’ai été témoin de tout ce qui s’y est passé. J’ai entendu aussi votre édifiant monologue, et j’en ai fait mon profit.

Mais avant toutes choses, votre sentiment animé du pur et véritable amour s’est montré brillant de gloire et comme paré d’un si resplendissant rayon, que je ne doute pas que le moment décisif ne soit proche.

J’ai compris aussi que j’étais dans une grande erreur relativement au verre microscopique. Croyez-moi, ami honorable et éprouvé, bien que je n’aie pas le plaisir d’être un homme comme vous, mais seulement une puce, bien qu’une puce titrée, je comprends très-bien les actions et les pensées des hommes, avec lesquels je vis toujours, et ces pensées et ces actions me paraissent souvent ridicules, quelquefois même un peu folles. Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis, je ne vous en parle que comme maître Floh. Vous avez raison, mon ami, ce serait chose mauvaise et certainement nuisible qu’un homme pût lire dans le cerveau des autres ; mais le don de ce verre microscopique n’a rien de menaçant pour le libre et joyeux maître Floh.

Vous savez, honorable et bientôt, je l’espère, heureux Peregrinus, que ma nation est d’un caractère hardi et léger ; on pourrait dire qu’elle est composée de casse-cous. Pourtant je pense, pour ma part, me flatter d’une sorte de sagesse de conduite assez rare chez les enfants des hommes ; elle consiste à faire tout dans le moment opportun. Piquer est la haute considération de ma vie, mais j’ai toujours piqué au temps voulu et à la place juste. Laissez-moi vous dire cela en passant, mon fidèle et cher ami.

Je reprends de vos mains ce présent que ne doivent posséder ni Swammerdam ni Leuwenhoek, et je le conserverai précieusement. Maintenant, mon bon ami, endormez-vous. Bientôt vous tomberez dans un délire rêveur dans lequel le grand moment arrivera.

Maître Floh disparut, et l’éclat qu’il avait répandu s’éteignit dans la profonde obscurité de la chambre, dont les rideaux étaient tirés.

Il arriva ce que maître Floh avait dit.

Peregrinus s’imagina bientôt qu’il se trouvait sur la rive d’un ruisseau bruyant, au milieu d’une forêt, et qu’il entendait le bruit du vent, le murmure des bois et le bourdonnement de mille insectes qui volaient autour de lui. Puis il lui sembla que des voix étranges parlaient et devenaient de plus en plus distinctes, tellement qu’il croyait à la fin comprendre leurs paroles.

Toutefois un caquetage confus résonnait dans ses oreilles et troublait ses sens.