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contes mystérieux.

commença aussi à se ralentir ; il voulut s’asseoir tout courbé et hors d’haleine, mais lorsqu’il vit que son adversaire était là étendu comme à moitié mort, il sauta sur lui et se mit à le meurtrir de ses poings fermés.

Mais le cabaretier le repoussa en arrière et lui déclara qu’il allait le jeter dehors s’il ne se tenait pas tranquille.

— Si vous voulez, lui dit-il, montrer vos tours de passe-passe, faites-le au moins sans vous disputer et vous battre comme des gens du peuple.

L’homme-oiseau parut s’offenser de ce que l’aubergiste le prenait pour un bateleur. Il assura qu’il n’était qu’un simple amateur, exerçant pour son plaisir, et qu’il aurait eu, s’il l’avait demandée, la place de maître de ballets dans le théâtre d’une capitale. Il se contentait pour le moment, dit-il, d’être seulement un bel esprit, et s’appelait le Génie, comme le voulait sa profession.

— Si, dans un moment de colère, ajouta-t-il, j’ai sauté sur cet homme horrible d’un peu plus haut qu’il ne convenait, c’est mon affaire, et cela ne regarde que moi.

— Mais, reprit l’hôte, il n’y a pas là de motif pour frapper si fort.

— Vous ne connaissez pas ce monstre, ajouta le bel esprit, autrement vous le meurtririez vous-même de coups : c’est un ancien douanier, qui maintenant saigne, pose des ventouses et rase les patients ; il a nom M. Egel ; il est maladroit, lourd et gourmand à faire plaisir. Ce n’est pas assez que ce misérable, partout où je me trouve comme aujourd’hui, vienne boire mon vin à ma barbe ; il cherche encore à m’enlever ma belle fiancée, que j’ai l’intention de ramener de Francfort.

Le douanier avait entendu tout ce que le bel esprit avait dit ; ses petits yeux méchants et jetant des éclairs brillèrent, tandis qu’il disait à l’aubergiste :

— Un beau maître de ballets, en vérité, qui écrase les délicates jambes des danseuses de ses pieds d’éléphant, et casse une dent, avec une pirouette, au maître des chœurs dans la coulisse, ou enlève un œil au spectateur ! Quant à ses vers, ils ont des pieds aussi lourds que les siens, ils trébuchent comme des ivrognes et font une bouillie de la pensée. Et ce fat orgueilleux s’imagine, parce qu’il s’élève parfois hardiment en l’air comme une oie paresseuse, que la belle des belles doit être sa fiancée.

Le bel esprit s’écria : — Hypocrite, ver du diable, tu vas sentir le bec de l’oie.

Et il voulait de nouveau se précipiter sur le douanier, dans un nouvel accès de furie ; mais l’aubergiste le saisit par derrière d’un bras vigoureux, et le jeta par la fenêtre aux grands cris de joie de la foule assemblée au dehors.

Aussitôt que le bel esprit eut quitté la place, M. Egel reprit la forme plate qu’il avait en entrant. Les gens du dehors le prirent pour un autre que pour celui qu’ils avaient vu se ratatiner si singulièrement, et se dispersèrent. Le douanier remercia l’aubergiste de l’aide qu’il lui avait accordé contre le bel esprit, et lui offrit, pour lui prouver sa reconnaissance, de le raser gratis à sa manière à lui, si légère et agréable qu’il n’en aurait jamais vu de pareille. L’aubergiste se tâta le menton ; et comme il lui revint en idée que ses cheveux étaient trop longs et en désordre, il s’abandonna au savoir faire de M. Egel. Le douanier commença l’affaire d’une main habile et légère puis tout à coup il lui fit au nez une si large coupure que le sang se mit à couler par flots. L’aubergiste, qui y vit une mauvaise intention, se leva furieux saisit le douanier et le jeta dehors aussi rapidement qu’il avait jeté le bel esprit par la fenêtre. Presque aussitôt un bruit terrible se fit entendre dans la rue, l’aubergiste prit à peine le temps de se garnir suffisamment le nez d’amadou, et courut pour savoir quel démon faisait encore du vacarme.

Il aperçut, à son grand étonnement, un jeune homme qui avait saisi à la poitrine d’une main le bel esprit, et le douanier de l’autre, et qui criait furieux, en roulant des yeux brûlants et terribles :

— Ah ! race de Satan, tu ne te mettras pas sur ma route, tu ne m’enlèveras pas ma Gamaheh !

Le bel esprit et le douanier criaient :

— Cet homme est fou ! Au secours ! sauvez-nous, monsieur l’aubergiste, il veut nous tuer, il se trompe.

— Mon cher monsieur Pépusch, s’écria l’aubergiste à qui en avez-vous ? auriez-vous été insulté par ces deux singuliers personnages ? Ne vous trompez-vous pas ? Celui-ci est le maître de ballets et le Génie ; l’autre est le douanier M. Egel.

— Le maître de ballets le Génie ! le douanier Egel ! répéta Pépusch d’une voix sourde.

Et il parut s’éveiller d’un songe et reprendre ses sens.

Pendant ce temps, deux honnêtes bourgeois étaient sortis du cabaret ; ils connaissaient aussi Pépusch et l’exhortèrent à se tenir tranquille et à laisser aller ces plaisants étrangers.

Pépusch répéta encore une fois :

— Le maître de ballets le Génie ! le douanier Egel ! et il laissa tomber ses bras.

Nos hommes, devenus libres, disparurent avec la rapidité de l’éclair, et plusieurs des passants prétendirent que le bel esprit s’était envolé par-dessus le toit de la maison voisine, tandis que le barbier avait disparu dans une mare bourbeuse qui s’était formée devant la porte, entre les pavés.

Les bourgeois forcèrent Pépusch hors de lui à entrer dans la chambre et à boire avec eux une bouteille de véritable nierensteiner. Pépusch y consentit et parut boire le vin avec plaisir et avidité, bien qu’il restât assis sans dire un seul mot et sans répondre à toutes les paroles qui lui étaient adressées. Enfin sa figure s’égaya, et il dit d’un air affable :

— Vous avez eu raison, mes amis, de m’empêcher de tuer sur la place les deux misérables qui se trouvaient en mon pouvoir ; mais vous ignorez quelles funestes créatures sont cachées derrière ces masques étranges.

Pépusch fit une pause, et l’on peut s’imaginer avec quelle curiosité les bourgeois prêtaient l’oreille à ce que Pépusch allait leur apprendre. L’aubergiste s’approcha aussi, et tous les trois, les bras croisés sur la table, les têtes penchées l’une près de l’autre, retenaient leur haleine pour ne pas perdre un mot de ce que Pépusch allait dire.

— Voyez-vous, mes bons amis, dit celui-ci d’un ton bas et solennel, celui que vous nommez le maître de ballets le Génie n’est pas autre que le méchant et maladroit génie Thétel, et celui que vous prenez pour le douanier Egel est l’affreux vampire, le hideux prince Egel. Tous deux sont amoureux de la princesse Gamaheh, qui, vous le saurez plus tard, est l’admirable fille du puissant roi Sekalis, et ils veulent l’enlever au chardon Zéhérit. Et c’est une folie qui ne peut prendre naissance que dans un cerveau étroit, car il n’y a qu’un seul homme dans le monde entier qui puisse disputer au chardon Zéhérit la main de la belle Gamaheh, et peut-être entrera-t-il vainement en lice contre lui. Le chardon Zéhérit, c’est moi, et vous ne pouvez pas me savoir mauvais gré, mes bons amis, d’être aussi irrité contre ces traîtres, et de prendre tant cette affaire à cœur.

Les gens ouvraient de grands yeux et regardaient Pépusch la bouche béante et sans dire un seul mot. Ils tombaient des nues, comme on a coutume de dire, et la tête leur en tournait.

Pépusch but un grand verre de vin de Rome et dit, s’adressant à l’aubergiste :

— Oui ! oui ! mon cher hôte, bientôt vous me verrez fleurir en cactus grandiflorus, et tout le pays sera embaumé d’une odeur céleste de la plus pure vanille ; vous pouvez m’en croire.

L’aubergiste ne put répondre que par un :

— Ce serait bien le diable !

Quant aux deux autres, ils se lançaient des regards significatifs, et l’un d’eux, en prenant la main de Georges Pépusch, dit avec un sourire douteux :

— Vous paraissez un peu excité, monsieur Pépusch : est-ce que par hasard un verre d’eau… ?

— Pas une seule goutte, interrompit Pépusch, pas une seule goutte ; avez-vous jamais vu jeter de l’eau sur l’huile bouillante sans augmenter l’activité de la flamme ?

— Vous me croyez très-agité, n’est-ce pas ? En effet cela peut être le cas, et le diable peut se tenir tranquille lorsque, comme moi, il s’est battu en duel avec son ami de cœur, et qu’il s’est envoyé à lui même une balle dans la tête.

— Tenez, je vous confie ces armes ; prenez-les maintenant que tout est passé.

Pépusch sortit une paire de pistolets de sa poche ; l’aubergiste fit un saut en arrière ; les deux bourgeois s’en emparèrent et éclatèrent de rire lorsqu’ils tinrent les armes assassines dans leurs mains. C’étaient des pistolets de bois, ou joujoux de nouvelle année.

Pépusch ne paraissait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui ; il était assis, plongé dans ses pensées, et répétait sans cesse :

— Si je pouvais trouver ! si je pouvais trouver !

L’aubergiste reprit courage et demanda discrètement :

— Que cherchez-vous donc, que vous ne trouvez pas ?

— Si vous connaissez un homme, dit Pépusch solennellement, en regardant fixement l’aubergiste dans les yeux, qui puisse être comparable au roi Sekalis pour la force et la puissance, nommez-le-moi et je vous baise à l’instant les pieds. Au reste dites-moi si quelqu’un ici le connaît M. Peregrinus Tyss et peut me dire où je le trouverai en ce moment.

— Ah ! quant à cela, dit l’hôte en prenant un air joyeux et câlin, je peux vous dire, mon cher monsieur Pépusch, que le bon M. Tyss s’est trouvé ici il y a une heure, et a pris une choppe de vin de Vurtzburg. Il était très-préoccupé et s’écria tout à coup, lorsque je lui apportai les nouvelles de la bourse :

— Oui, charmante Gamaheh, j’ai renoncé à toi ; sois heureuse dans les bras de Georges.

Alors une petite voix toute singulière dit :

— Viens chez Leuwenhoek consulter l’horoscope.

Aussitôt M. Tyss vida son verre et s’en alla avec la voix sans corps, probablement chez Leuwenhoek qui est dans la désolation parce que toutes ses puces dressées sont mortes.

Alors Georges devint furieux et saisit l’aubergiste à la gorge en criant : — Vil messager d’Egel, que dis-tu ? Il a renoncé, renoncé à elle ? Gamaheh ! Peregrinus ! Sekalis !