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Swammer était allé lui-même chercher le plus célèbre médecin de Francfort.

La mort dans l’âme, Peregrinus se glissa dans l’appartement de Swammer, que la vieille lui avait ouvert. La jeune fille, pâle comme un cadavre, était couchée sur le sofa, et Peregrinus l’entendit à peine respirer, lorsque, après s’être agenouillé, il se pencha légèrement sur elle. Aussitôt qu’il eut pris sa main glacée, un sourire douloureux courut sur ses lèvres pâles, et elle murmura :

— Est-ce toi, mon doux ami ? ne viens-tu pas pour voir une fois encore celle qui t’aime éperdument ? Ah ! elle meurt, parce qu’elle ne peut plus vivre sans toi !

Peregrinus, saisi du plus violent désespoir, s’épuisa en protestations de son tendre amour, et répéta qu’il était prêt à lui sacrifier tout ce qu’il avait de plus cher au monde. Ces mots devinrent des baisers ; mais dans ces baisers on distinguait encore comme des paroles d’amour, et ces paroles disaient :

— Tu sais, mon cher Peregrinus, combien je t’aime ; je peux être à toi et tu peux m’appartenir ; je peux à l’instant retrouver la santé, et tu me verras m’épanouir dans tout le frais éclat de la jeunesse comme une fleur que la rosée du matin rafraîchit et qui relève joyeusement sa tête penchée ; mais rends-moi mon prisonnier, mon cher, mon bien-aimé Peregrinus, sinon tu me verras mourir devant tes yeux dans d’infernales douleurs. Peregrinus, je n’en puis plus, je me meurs !

Et alors la petite, qui s’était à moitié levée, retomba en arrière sur les coussins ; son sein s’agitait violemment tous les étreintes de la mort, ses lèvres devenaient bleues, et ses yeux se fermaient déjà.

Peregrinus au désespoir porta la main à sa cravate, mais maître Floh sauta de lui-même sur le cou blanc de la petite, en murmurant avec l’accent de la douleur la plus profonde :

— Je suis perdu !

Peregrinus étendit la main pour prendre maître Floh, mais un pouvoir invisible sembla arrêter son bras, et d’autres pensées que celles dont il était rempli en ce moment parcoururent son cerveau.

— Comment ! pensait-il ; parce que tu es un homme faible, incapable de résister à ses passions, et dont les sens, surexcités par le désir, prennent pour une réalité ce qui n’est peut-être qu’un grossier mensonge, tu vas, à cause de cela, trahir lâchement celui qui s’est mit sous ta protection, tu vas jeter pour toujours dans les fers de l’esclavage un pauvre petit peuple libre, pour perdre aussi sans retour ton ami, le seul dont les paroles et les pensées se soient trouvées d’accord ! Non, non ! rassemble tes forces, Peregrinus ; meurs plutôt que d’être parjure.

— Donne le prisonnier, ou je meurs ! bégaya la petite d’une voix éteinte.

— Non, jamais mais je veux mourir avec toi, s’écria Peregrinus désespéré, tout en entourant la petite de ses bras.

Au même instant des sons harmonieux se firent entendre, semblables à un doux bruit de clochettes d’argent. Dortje tout à coup, les lèvres et les joues couvertes d’un frais reflet de roses, s’élança du sofa et sauta tout autour de la chambre avec un rire convulsif ; elle paraissait atteinte de la morsure de la tarentule.

Peregrinus, stupéfait, contempla cet étrange spectacle, et le médecin en fit autant. Il resta comme pétrifié sur le seuil de la porte, bouchant ainsi l’entrée à M. Swammer, qui venait après lui.


SIXIÈME AVENTURE.


Singulière conduite de bateleurs errants dans un cabaret, accompagnée d’une quantité suffisante de coups. — Tragique histoire d’un petit tailleur à Sachsenhausen. — Comment Georges Pépusch étonna des gens honnêtes. — L’horoscope. — Combat aimable de gens connus dans la chambre de Leuwenhoek.


Tous les passants s’arrêtaient, tendaient le cou et regardaient dans l’intérieur du cabaret par les fenêtres. La foule s’épaississait de plus en plus ; on se poussait, on se serrait de plus fort en plus fort ; le bruit, le rire, le tumulte, les cris de joie, allaient en augmentant toujours. Cette rumeur était causée par deux étrangers qui se trouvaient dans la chambre de la taverne. Leur tournure, leur costume, tout leur être avait quelque chose d’étrange, qui répugnait et faisait rire tout à la fois ; et en outre ils faisaient des tours comme l’on n’en avait jamais vu. L’un d’eux, un vieillard d’une très-sale apparence, était entouré d’une grande redingote d’une étoffe brillante, d’un noir mauve. Tantôt il se rendait long et mince, tantôt il se ratatinait sur lui-même et prenait l’apparence d’un petit homme court et épais, et il y avait cela d’étrange qu’il se tortillait en même temps comme un ver de terre.

L’autre, la tête chargée d’une haute frisure, couvert d’un habit de soie bariolé, ressemblait par ses culottes, ses grosses boucles d’argent, à un petit-maître de la fin du siècle dernier.

Il s’élançait sans cesse jusqu’au plafond de la chambre, et retombait doucement tout en chantant d’une voix joyeuse des chansons discordantes, dans un langage tout à fait inintelligible.

D’après ce que disait l’aubergiste, tous deux étaient entrés à peu de distance l’un de l’autre, comme des gens tout à fait raisonnables, et avaient demandé du vin. Alors ils s’étaient regardés de plus en plus fixement, et avaient commencé à discourir. Bien que leur langage fut tout à fait inintelligible pour tes assistants, toutefois leurs gestes et le ton de leur voix annonçaient qu’ils avaient entamé une dispute qui devenait de plus en plus violente.

Tout d’un coup ils avaient pris la forme qu’ils avaient alors, et avaient commencé leurs excentricités, qui attiraient à chaque instant de nouveaux spectateurs.

— L’homme qui vole si bien du haut en bas, s’écria un des spectateurs, c’est l’horloger Degen de Vienne, qui a inventé une machine à voler, avec laquelle il est tombé maintes et maintes fois sur le nez.

— Non, répliqua un autre, ce n’est pas l’oiseau Degen ; je croirais plutôt que c’est le petit tailleur de Sachsenhausen, si je ne savais que le pauvre diable a été brûlé. J’ignore si le bienveillant lecteur connaît la merveilleuse histoire du petit tailleur de Sachsenhausen. La voici donc.


HISTOIRE DU PETIT TAILLEUR DE SACHSENHAUSEN


Il arriva qu’un doux et pieux petit tailleur de Sachsenhausen sortit un dimanche en grande toilette de l’église, avec sa chère femme. L’air était froid ; le petit tailleur n’avait mangé depuis la veille au soir qu’un œuf à la coque et un gâteau au poivre, et bu seulement le matin une petite soucoupe de café. Il se sentait donc affaibli et mal à son aise, car il avait chanté à l’église de toutes ses forces, et il désirait ardemment un peu de liqueur stomachique.

Toute la semaine il s’était montré travailleur et bien aimable pour sa femme Liebsten, qui des morceaux tombés de son banc lui avait fait une redingote fort décente ; aussi la dame Liebsten consentit avec plaisir à ce que le petit tailleur entrât dans la pharmacie pour consommer une boisson réchauffante, et cela se fit en effet. Le garçon maladroit, qui se trouvait seul dans la boutique, parce que l’apothicaire et le commis principal, bref, tous les gens d’un peu de science étaient sortis, se trompa et descendit une bouteille hermétiquement fermée, dans laquelle ne se trouvait pas d’élixir stomachique, mais bien de l’air inflammable qui sert à gonfler les ballons. L’apprenti en versa un plein verre, et le petit tailleur le porta vivement à ses lèvres et avala l’air avec avidité, comme un agréable breuvage. Il éprouva à l’instant un effet comique : il lui sembla qu’il lui poussait une paire d’ailes aux épaules, ou que quelqu’un jouait au ballon avec lui ; car il s’élevait de trois pieds en l’air dans la boutique, retombait et s’élevait plus haut encore.

— Bon Dieu, bon Dieu ! s’écriait-il, comment suis-je devenu si habile danseur ?

Mais l’apprenti le regardait, la bouche ouverte, dans le plus profond étonnement.

Il arriva que quelqu’un ouvrit violemment la porte, ce qui fit ouvrir aussi les battants de la fenêtre placée vis-à-vis. Un vent violent s’engouffra dans la boutique, saisit le tailleur, qui s’envola rapidement par la fenêtre ouverte, et s’élança dans les airs. Tout le monde le perdit de vue. Il arriva un soir, à quelque temps de là, que les habitants de Sachsenhausen aperçurent en l’air une boule de feu qui jeta une vive lumière sur toute la contrée, et qui tomba sur terre en s’éteignant. Tout le monde voulut savoir ce qui venait de tomber, on accourut sur la place, et l’on n’y trouva qu’un petit monceau de cendres, et avec cela un ardillon d’une boucle de soulier et un petit morceau de satin jaune d’œuf avec des fleurs de diverses couleurs, et aussi quelque chose de noir qui ressemblait assez à une tête de canne de corne noire. Tout le monde se demandait comment de pareils objets avaient pu tomber du ciel dans une boule de feu. Mais la dame Liebsten, femme du tailleur, arriva, et aussitôt qu’elle aperçut tout ce que l’on avait trouvé, elle se tordit les mains, se mit à gémir en criant :

— Ah ! quel malheur, c’est l’ardillon de la boucle de mon cher mari ; hélas ! c’est son habit des dimanches ; hélas ! c’est la pomme de sa canne.

Mais un grand savant a prétendu que la pomme de canne n’était pas une pomme de canne, mais un aérolithe ou un globe mal conformé.

Et maintenant il est à la connaissance des habitants de Sachsenhausen et du monde entier que le pauvre petit tailleur, auquel l’apprenti pharmacien a versé de l’air inflammable au lieu d’élixir cordial, a été brûlé dans les airs, et est retombé sur la terre en aérolithe ou comme un globe mal formé.


FIN DE L’HISTOIRE DU PETIT TAILLEUR DE SACHSENHAUSEN


Le garçon fut impatienté de voir que le singulier étranger ne cessât de se faire tour à tour grand et petit, sans faire attention à lui, et lui mit sous le nez la bouteille de bourgogne qu’il avait demandée. Aussitôt l’étranger saisit fortement la bouteille et ne la quitta pas qu’il l’eut bue jusqu’à la dernière goutte. Alors il tomba évanoui sur un fauteuil, et resta sans mouvement. Les assistants avaient remarqué avec étonnement qu’en buvant il s’était enflé de plus en plus, et qu’il paraissait maintenant gros et tout rond. Le vol de l’autre