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maître floh.

bien bâti, et je ne serais pas intelligent et pénétrant comme maître Floh doit l’être, si je ne prévoyais pas que le bonheur de l’amour viendra encore vous sourire d’une manière tout inespérée.

Peregrinus avait toujours évité les endroits fréquentés, et il lui fut difficile de visiter des sociétés qu’il avait fuies jusqu’alors. Maître Floh lui rendit là, avec son verre microscopique, d’excellents services, et Peregrinus tint pendant tout ce temps un livre de notes où il inscrivait chaque jour les plus amusants et les plus étonnants contrastes entre les paroles et la pensée. L’éditeur de ce merveilleux récit, ayant pour titre Maître Floh, trouvera peut-être une occasion prochaine de mettre en lumière quelques remarquables passages de ce carnet. Ici ils arrêteraient le cours de l’histoire et pourraient être par cela même malvenus du lecteur. On peut assurer toutefois que certaines phrase sont stéréotypées avec les idées qu’elles représentent, comme par exemple :

« Je vous demande vos excellents conseils. »

Ce qui veut absolument dire :

« Il est assez niais pour croire que je lui demande ses conseils pour une chose que j’ai depuis longtemps décidée d’avance, mais cela lui fait plaisir.

«  Je me fie entièrement à vous. »

« Je sais, et ce n’est pas d’aujourd’hui, que vous êtes un fripon,  » etc., etc., etc.

Enfin, il est opportun de faire remarquer que bien des gens déroutaient Peregrinus dans ses observations microscopiques, comme, par exemple, les jeunes gens qui tombent dans le plus profond enthousiasme au sujet de toutes choses, et se jettent à corps perdu dans un torrent de magnifiques phrases retentissantes, et parmi ces derniers on doit mettre tout à fait en première ligne de jeunes poëtes tout bouffis de fantaisies et d’idéalité, idoles encensées surtout par les dames. Auprès d’eux viennent se ranger immédiatement les femmes de lettres, qui lisent dans toutes les profondeurs de l’être, comme aussi dans la haute philosophie, dont les regards pénètrent dans les rapports les plus intimes de la vie sociale, comme on a coutume de dire, et qui savent aussi dire toutes ces belles choses dans les termes resplendissants d’un sermon du dimanche.

Peregrinus avait été étonné d’apercevoir les fils d’argent du cerveau de Gamaheh, qui se rassemblaient en un réseau allant s’enrouler autour d’un objet inexplicable. Il ne le fut pas moins lorsqu’il lui fut donné de lire dans le cerveau de cette sorte de gens. Il aperçut d’abord le singulier assemblage des nerfs et des veines, et remarqua aussitôt que ceux-là, surtout lorsque ces gens parlaient en mots plus pompeux sur l’art ou la science, sur les tendances d’une vie plus haute, ne pénétraient pas dans l’intérieur du cerveau, mais revenaient en arrière, de sorte qu’il était impossible de remarquer la trace d’une idée. Il fit part de ses observations à maître Floh, ordinairement placé dans les plis de sa cravate, et celui-ci reconnut que ce que Peregrinus prenait pour des pensées n’était pas autre chose que des mots qui s’évertuaient inutilement à devenir des idées.

Mais si Peregrinus Tyss trouvait dans le monde différents genres de distractions, son fidèle compagnon mettait aussi de côté ses principes sévères, et se montrait comme un malicieux ami du plaisir, comme un aimable roué. Il lui était impossible de voir un beau cou, des épaules blanches de femme, sans s’élancer de sa retraite à la première occasion sur le plateau engageant, où il savait se dérober habilement aux doigts les plus exercés. Sa manœuvre avait un double intérêt ; d’abord il y trouvait son plaisir, et puis il désirait attirer les regards de Peregrinus sur des beautés capables de lui faire perdre le souvenir de Dortje. Mais toutes ses peines paraissaient inutiles, car pas une de ces dames, dont Peregrinus s’approchait sans crainte, ne lui paraissait aussi belle et aussi gracieuse que sa petite princesse. Ce qui l’enchaînait complétement, c’est que c’était seulement auprès d’elle qu’il trouvait des mots et des pensées en accord avec le plaisir qu’il éprouvait. Il croyait ne pouvoir jamais chasser son souvenir, et le disait sans mystère. Maître Floh était rempli d’inquiétude.

Peregrinus remarqua un jour que la vieille Aline riait sournoisement ; qu’elle prisait plus souvent que de coutume ; qu’elle toussait, murmurait quelques paroles inintelligibles ; qu’elle semblait, en un mot, avoir sur le cœur un secret dont elle se débarrasserait bien volontiers. Elle répondait à tout :

— Oui, on ne peut pas savoir… Il faut attendre…
que ces phrases répondissent oui ou non à ce qu’on lui avait demandé.

— Aline ! lui dit enfin Peregrinus impatienté, dites une bonne fois ce qu’il y a encore, sans tourner ainsi autour de moi avec des airs mystérieux.

— Ah ! la jolie poupée de confiseur ! la charmante chose ! dit la vieille en frappant ensemble ses mains ridées.

— Que voulez-vous dire ? interrompit tristement Peregrinus.

— Et de qui puis-je parler, si ce n’est de votre chère princesse, qui est ici en bas chez M. Schwammer ; votre fiancée ! monsieur Tyss ? ajouta-t-elle d’un ton câlin.

— Malheureuse ! s’écria Peregrinus, elle est ici, et tu me le dis à présent seulement.

— Et où la princesse pourrait-elle être mieux que dans la maison où elle a retrouvé sa mère ? répondit tranquillement la vieille.

— Que dites-vous, Aline ? s’écria Peregrinus.

— Oui, Aline, c’est mon véritable nom, et qui sait si avant votre mariage tout ne sera pas connu ? dit la vieille en redressant la tête.

Et sans s’inquiéter le moins du monde de l’impatience de Peregrinus, qui la conjurait par le ciel et l’enfer de s’expliquer plus clairement, elle s’étala à l’aise dans un fauteuil, prit sa tabatière et en tira une large prise.

— Il vous faut de la patience, mon fils, dit-elle, avant toutes choses, autrement vous pourriez tout perdre au moment où vous croyez avoir tout gagné. Avant que je vous aie dit un seul mot, faites-moi le plaisir de vous asseoir ici, comme un charmant enfant, et surtout de ne pas m’interrompre dans ma narration.

Que pouvait faire Peregrinus, sinon obéir à la vieille ? Il prit aussitôt place, et celle-ci lui raconta des choses étranges.

— Swammerdam et Leuwenhoek, lui dit-elle, ont encore continué leur bataille dans la chambre avec un affreux vacarme. Et puis tout est devenu silencieux en un instant, mais un sourd gémissement m’a fait craindre que l’un d’eux ne fût mortellement blessé. J’ai regardé par le trou de la serrure, et j’étais bien loin de me douter de ce que je vis alors. Swammerdam et Leuwenhoek tenaient Pépusch, le frottaient et le serraient dans leurs mains. Celui-ci s’amincissait à vue d’œil en poussant les grandes plaintes que j’avais entendues. Pépusch à la fin prit la ténuité et l’apparence d’une racine de chardon, et ils s’efforçaient de le faire passer par le trou de la serrure. Le pauvre Pépusch avait déjà la moitié du corps dehors, lorsque je me suis sauvée toute tremblante. Bientôt après j’entendis un grand éclat de rire, et je vis Pépusch sous sa forme naturelle, amicalement reconduit jusqu’à la porte de la rue par les deux vieillards. Sur le seuil de la chambre se tenait Aline, et elle me fit signe d’entrer. Elle voulait s’habiller et avait pour cela besoin de mes services.

Je ne peux vous dire combien de robes plus riches les unes que les autres elle tira des anciennes armoires pour me les montrer. J’ai encore mal aux yeux d’avoir regardé tant de choses brillantes. Une princesse indienne peut seule avoir des costumes pareils.

En l’habillant, je lui ai parlé de mille choses, de feu M. votre père, de la belle vie que l’on menait de son temps dans la maison, et enfin, en dernier, des parents que j’ai perdus.

Vous savez, mon cher monsieur Tyss, que rien ne m’est plus cher que la mémoire de ma tante Katundrunker. Elle avait été à Mayence et, je crois, aussi dans les Indes ; elle savait des prières et des chansons françaises. C’est à elle que je dois le nom païen d’Aline, et je lui pardonne dans sa tombe, car c’est d’elle que me viennent mon savoir-vivre, mes belles manières et ma distinction dans le choix des expressions. Lorsque j’eus longtemps parlé de ma tante, la petite princesse me demanda des détails sur mes parents, mes aïeux, et toujours plus avant dans ma famille. Je lui ouvris mon cœur ; je lui racontai que ma mère avait été presque aussi belle que moi, quoique je l’aie emporté sur elle par la longueur du nez, qui vient de mon père et est un signe de race dans notre famille depuis un temps immémorial. J’en vins à lui parler des kermess où je dansais des allemandes avec le sergent Haberpiep, qui portait des bas bleu de ciel avec des coins rouges. Mon Dieu ! nous sommes tous de faibles créatures portées au péché.

Vous auriez dû voir, monsieur Tyss, comme la petite princesse, qui avait d’abord ri à faire plaisir à voir, devient tout à coup de plus en plus sérieuse et sombre, et me regardait si fixement et d’une manière si étrange, que je me sentais venir la chair de poule. Et, voyez-vous, monsieur Tyss, tout à coup, sans que j’aie pu m’en douter, la voilà à genoux devant moi, cherchant à me baiser les mains en criant :

— Oui, c’est toi, je te reconnais, c’est toi-même ; et lorsque je lui demandai l’explication de ses paroles…

La vieille s’interrompit, et lorsque Peregrinus la supplia de continuer, elle prit une prise de tabac d’un air grave et réfléchi et dit :

— Mon fils, vous apprendrez assez tôt ce qui arriva ensuite. Chaque chose a son temps et son heure !

Peregrinus la pressait instamment de lui en dire davantage ; celle-ci poussa un bruyant éclat de rire.

Peregrinus remarqua avec un sombre visage que la chambre où il se trouvait n’était pas un lieu où l’on pût se permettre avec lui une folle plaisanterie ; mais la vieille, les deux poignets sur les côtes, semblait prête à étouffer. Le rouge ardent de son visage se changea en une agréable teinte brun-cerise, et Peregrinus était sur le point de lui jeter un verre d’eau sur la figure, lorsqu’elle retrouva à la fois la respiration et la parole.

— Pensez donc, monsieur Tyss ! dit-elle ; et elle se mit à rire de plus belle.

Peregrinus sentait s’envoler sa patience.

Enfin elle lui dit avec toutes les peines du monde :

— La petit prétendait que vous, monsieur Tyss, vous voudriez absolument m’épouser, et j’ai été obligée de lui jurer sur tout ce que j’ai de plus sacré que je refuserais votre main.

Il sembla à Peregrinus qu’il se trouvait enlacé dans une affreuse