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contes mystérieux.

Peregrinus ne savait au juste ce qu’il devait faire pour séparer ces furieux et terminer une scène aussi terrible que ridicule.

Enfin tous les deux virent que la porte de la chambre était toute grande ouverte, et ils oublièrent à la fois leur combat et leurs douleurs. Ils serrèrent leurs armes meurtrières et se précipitèrent dans la chambre.

Peregrinus ressentit un vif chagrin de voir la belle fille partie de sa maison, et il maudit l’affreux Leuwenhoek.

Mais la voix d’Aline se fit entendre sur l’escalier. La vieille riait et disait en même temps :

— Pourrait-on s’imaginer rien de pareil ? Étonnant ! Incroyable ! Est-ce un rêve ?

— Qu’est-ce ? lui demandait Peregrinus à demi-voix ; qu’y a-t-il encore d’incroyable ?

— Ô mon cher monsieur Tyss ! reprit la vieille, montez donc vite à votre chambre !

La vieille ouvrit avec un rire malicieux la porte de son appartement, et lorsqu’il entra, ô prodige ! ô joie ! la belle Dortje Elverding s’élança au-devant de lui, vêtue de la robe de gaze qu’elle portait lorsqu’il l’avait vue chez Swammerdam.

— Enfin je vous revois, mon doux ami, murmura la petite ; et elle sut se rendre si caressante auprès de Peregrinus, que celui-ci, en dépit de ses beaux projets, ne put s’empêcher de l’embrasser avec une excessive tendresse. Il se sentait prêt à s’évanouir de ravissement et de désir amoureux. Combien de fois n’est-il pas arrivé que dans l’ivresse excessive de la plus immense joie on se sente tout d’un coup ramené, par la douleur terrestre d’un choc au bout du nez, des plaines fantastiques au delà des mondes au prosaïsme de celui-ci ? C’est ce qui arriva à Peregrinus.

Au moment où il se baissait pour baiser la douce bouche de Dortje, il se frappa le nez, assez développé d’ailleurs, aux riches diamants du diadème que la petite portait sur les noires boucles de sa chevelure. La terrible douleur de cette rencontre avec des pierres si carrément taillées lui rendit assez de sang-froid pour pouvoir examiner cette parure. Le diadème lui fit penser à la princesse Gamaheh, et en même temps tout ce que maître Floh lui avait dit des séductions de cette créature lui revint en mémoire. Il pensa qu’une princesse, la fille d’un puissant roi, ne pouvait absolument pas partager son amour, et que toute sa conduite si amoureuse devait être un piége trompeur qui devait l’amener à lui livrer la puce enchantée ; et en pensant cela, il sentit courir sans son âme un fleuve de glace qui diminua son amour, s’il ne l’éteignit pas tout à fait. Peregrinus se débarrassa doucement des bras de la petite, qui l’enlaçaient amoureusement, et il dit lentement et les yeux baissés :

— Ah ciel ! vous êtes pourtant la fille du puissant roi Sekalis, la belle, la charmante, l’admirable princesse Gamaheh ! Pardonnez-moi, princesse, si un sentiment qu’il m’a été impossible de maitriser m’a conduit à la folie, au délire. Mais vous-même, Excellence…

— Que dis-tu, mon doux ami ? interrompit Dortje Elverding ; moi, fille d’un puissant roi ! moi, une princesse ! Je suis ton Aline, qui t’aimera jusqu’au délire si tu… Mais qu’est-ce que j’éprouve ? Aline, la reine de Golconde, elle est auprès de toi ; c’est une bonne et chère femme ; elle n’est plus depuis longtemps aussi belle qu’elle était lorsqu’elle épousait un général français. Malheureuse que je suis, je ne suis pas la vraie Aline, et je n’ai pas régné à Golconde !… malheureuse que je suis !

La petite avait les yeux fermés, et elle commença à chanceler. Peregrinus la porta sur un canapé.

— Tu parles de Gamaheh ? continua-t-elle à dire, comme dans un état de somnambulisme, Gamaheh, la fille du roi Sekalis ? Oui, je me rappelle, à Famagusta j’étais une belle tulipe portant ce nom ! Déjà autrefois je sentais le désir de l’amour dans mon cœur. Mais ne parlons pas de cela.

La petite se tut. Elle paraissait profondément endormie. Peregrinus voulut tenter la périlleuse entreprise de la mettre dans une position plus heureuse. Mais tandis qu’il l’entourait doucement de ses bras, il se sentit piqué au doigt par une épingle cachée, et il fit claquer son pouce comme à l’ordinaire. Maître Floh prit cela pour le signal convenu, et lui mit dans l’œil le verre microscopique. Aussitôt, comme toujours, Peregrinus vit derrière la cornée des yeux l’étrange tissu des nerfs et des veines qui pénétraient jusqu’au fond du cerveau. Mais parmi ce labyrinthe serpentaient de petits fils d’argent lumineux cent fois plus fins que le fil de la plus petite araignée, et ces fils mêmes, qui paraissaient ne jamais finir, se rassemblaient en sortant du cerveau dans un je ne sais quoi d’embrouillé, d’invisible même à l’œil microscopique, qui pouvait être des pensées d’un ordre sublime et d’autres d’une nature plus facile à saisir.

Peregrinus aperçut mêlés ensemble des fleurs qui prenaient la forme des hommes et aussi des homes qui s’évaporaient dans la terre, et brillaient alors comme des pierres ou du métal, et au milieu de tout cela s’agitaient des animaux étranges qui changeait de forme un nombre de fois incalculable, et parlaient des langages singuliers. Ces apparitions n’avaient entre elles aucun rapport, et leur dissonance semble s’exprimer par les plaintes inquiètes de mélancolie qui déchiraient l’âme et résonnaient dans les airs. Mais cette dissonance elle-même embellissait encore plus l’harmonie profonde qui s’élançait victorieuse dans une éternelle et ineffable joie, et rassemblait tout ce qui paraissait divisé.

— Ne vous y tromper pas, monsieur Peregrinus, dit maître Floh vous voyez là les pensées du songe. Il y a là quelque chose de cacher peut-être ; le temps n’est pas encore arrivé de chercher à l’approfondir. Appelez la petite séductrice par son véritable nom, et demandez-lui alors ce qu’il vous plaira.

Comme la jeune fille portait plusieurs noms, il eût été difficile à Peregrinus de trouver le véritable ; mais il dit sans penser le moins du monde :

— Dortje Elverding, ravissante créature, serait-ce une erreur, m’aimerais-tu véritablement ?

Aussitôt la petite sortit de son état de rêve, ouvrit les yeux, et dit tandis que ces yeux étincelaient :

— Pourquoi doutes-tu, Peregrinus ? Une jeune fille ferait-elle jamais ce que j’ai fait, si elle n’éprouvait pas le plus violent amour ? Peregrinus, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne, et si tu veux m’appartenir, je me donnerai à toi de tout cœur, et je resterai près de toi sans cesse, non pas parce que je veux seulement fuir la tyrannie de mon oncle, mais parce que je veux pas te quitter.

Les fils d’argent avaient disparu, et les pensées disaient :

— Comment cela s’est-il fait ? D’abord j’ai joué la passion pour m’attacher de nouveau maître Floh et Leuwenhoek, et maintenant je l’aime pour tout de bon. Je me suis prise dans mes propres filets. Je ne pense presque plus à maître Floh ; je voudrais appartenir toujours à cet homme, car jamais personne ne m’a plu comme lui.

On peut s’imaginer quel délicieux ravissement ces pensées allumèrent dans le cœur de Peregrinus. Il tomba à genoux devant la petite, couvrit ses mains délicates de mille baisers brûlants, la nomma sa joie, son ciel, son seul bonheur !

— Cher ami, murmura la jeune fille en l’attirant légèrement à elle, tu ne refuseras certainement pas un souhait de l’accomplissement duquel dépendent le repos et même l’existence de ta bien-aimée.

— Demande tout, ma douce vie, tout ce que tu voudras : ton moindre désir est un ordre pour moi, répondit Peregrinus en tenant la jeune fille tendrement embrassée. Je n’ai rien au monde de si cher dont je puisse faire hommage à ton amour.

— Malheureux que je suis ! s’écria maître Floh, qui aurait jamais pu croire que la perfide triompherait ? Je suis perdu !

— Eh bien, écoute donc ! continue la jeune fille après avoir répondu avec ardeur aux baisers brûlants des lèvres de Peregrinus.

Je sais de quelle manière le …

La porte s’ouvrit avec violence, et Georges Pépusch s’élança dans la chambre.

— Zéhérit ! s’écrira la petite au désespoir.

Et elle tomba à la renverse, évanouie sur le sofa.

Le chardon Zéhérit vola vers la princesse Gamaheh, la prit dans ses bras et s’éloigna avec elle aussi rapide que l’éclair.

Maître Floh fut sauvé cette fois.


CINQUIÈME AVENTURE.


Pensées d’un jeune poëte enthousiaste et d’une dame lettrée — Réflexions de Peregrinus sur sa destinée et science et bon sens de maître Floh — Vertu et fermeté rares de M. Tyss. — Issue inattendue d’un événement tragique et plein de dangers.


Comme le lecteur vient de l’apprendre à la fin de la quatrième aventure, Georges Pépusch, avec la vitesse de la foudre, avait enlevé la petite des bras de l’amoureux Peregrinus, le laissant plein d’étonnement et d’effroi. Lorsque celui-ci, revenant à lui, sauta en l’air pour se mettre à la poursuite de son ami ravisseur, tout était vide et solitaire dans la maison. À ses cris violents et répétés, la vieille Aline vint, en trainant ses pantoufles, du fond de la chambre la plus éloignée, et l’assura qu’elle n’avait rien vu de tout ce qui venait de se passer.

Peregrinus était au désespoir de la perte de Dortje ; maître Floh essayait de le consoler.

— Je ne sais pas si Dortje a véritablement quitté la maison, dit-il d’un ton à rendre la confiance au plus désespéré ; autant que je peux me connaître à de semblables choses, elle ne peut être très-loin, il me semble que je pressens son voisinage. Cependant, si vous voulez avoir confiance dans mes paroles amicales, je vous conseillerais de l’abandonner à son sort. Croyez-moi, la petite est très inconstante et il se peut que, comme vous me l’avez dit, elle vous ait prise en amour mais combien de temps faudra-t-il pour qu’elle vous jette dans un état de trouble et de souffrance, et vous mette en danger de laisser là votre bon sens, comme le chardon Zéhérit. Je vous le dis encore une fois, continuez votre existence solitaire, et vous ne vous en trouverez que mieux. Combien de jeunes filles avez-vous donc déjà connues, pour les regarder toutes comme au dessous de Dortje ? À quelle femme avez-vous jusqu’à présent adressé des paroles d’amour, pour croire qu’elle seule vous aime ? Allez, Peregrinus, l’expérience vous donnera meilleure idée de vous-même. Vous êtes un beau garçon