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contes mystérieux

et lui parla, comme on peut le penser, de la possession du verre mystérieux.


Elle était couchée sur le sofa.

Les yeux de Georges étincelèrent, il se mordit les lèvres et se frappa le front, et lorsque Peregrinus eut terminé son récit, il s’écria furieux :

— La folle ! la perfide ! la traîtresse !

Et dans le tourment d’un amour désespéré, désireux de boire jusqu’à la dernière goutte la coupe de poison que Peregrinus lui avait présentée sans le savoir, il se fit répéter jusqu’au plus léger détail de la conduite de Dortje, tout en murmurant par intervalles :

— Dans ses bras… des baisers brûlants… sur sa poitrine !

Et puis il s’élança de la fenêtre, et se mit à courir dans la chambre et à gesticuler comme un fou. En vain Peregrinus lui cria qu’il avait encore à lui dire quelque chose de plus consolant. Pépusch ne cessa pas ses lamentations furieuses.

On ouvrit la chambre, et un garde du conseil annonça à Peregrinus que l’on n’avait pas trouvé suffisants les motifs de son arrestation, et qu’il pouvait retourner chez lui.

Le premier usage que Peregrinus fit de sa liberté fut de se porter caution pour son ami arrêté, qu’il assura être le véritable Georges Pépusch, avec lequel il avait vécu à Madras dans la plus étroite intimité, et qu’il connaissait comme un homme très-capable et d’une réputation intacte.

Maître Floh trouva à propos de conseiller, comme Pépusch, à Peregrinus de voir le monde :

— Croyez-moi, lui dit-il, vous trouverez mille avantages à quitter votre solitude. Premièrement vous n’avez pas à craindre de paraître comme autrefois embarrassé et timide, puisque le verre mystérieux vous apprend les pensées des autres, et qu’il vous est impossible par cela même de ne pas agir à propos partout où vous irez. Avec quelle confiance ne vous est-il pas permis de vous présenter devant les hommes les plus haut placés lorsque vous lirez clairement dans leur âme ! Marchez franchement dans le monde, votre sang coulera plus tranquille, toute pensée mélancolique sera dissipée, et, ce qui est mieux encore, des idées riches et variées s’éveilleront dans votre cerveau ; l’image de la belle Gamaheh perdra de sa splendeur, et vous serez bientôt à même de me tenir parole.

Peregrinus comprit que Georges Pépusch et maître Floh avaient de bonnes intentions à son égard, et il prit sur lui de suivre leurs conseils. Mais comme il entendait souvent la voix de sa bien-aimée, qui chantait ou parlait à voix haute, il ne croyait pas possible de quitter la maison qui pour lui était devenue un paradis.

Enfin il se décida à faire un tour de promenade. Maître Floh lui avait mis le verre dans l’œil et s’était placé dans son jabot, où il se laissa doucement balancer.

— Ai-je donc enfin le plaisir de revoir le bon monsieur Tyss ? Vous vous faites rare, mon cher, et le monde a soif de vous. Entrons quelque part pour vider une bouteille à votre santé, mon cher ami. Combien je me réjouis de vous voir !

Ces paroles lui étaient adressées par un jeune homme qu’il avait à peine vu deux ou trois fois : voici ce que disaient ses pensées :

— Voilà notre original de misanthrope qui se montre, il faut le flatter pour lui emprunter bientôt de l’argent. Ce sera bien le diable s’il accepte mon invitation ; car, au fait, je n’ai pas un sou, et nul aubergiste ne me fera crédit maintenant.

Deux jeunes filles coquettement habillées se mirent sur la route de Peregrinus : c’étaient deux sœurs, ses parentes éloignées.

— Eh là ! cher cousin, lui dit une d’elles en riant, on vous rencontre donc enfin ! c’est bien mal à vous de vous claquemurer ainsi et de ne pas vous laisser voir. Vous ne sauriez croire combien notre mère vous aime. Vous avez tant d’esprit ! Promettez-vous de venir bientôt nous rendre visite ? Là, baisez-nous la main.

Les pensées disaient :

— Comment ? qu’est-ce ? qu’est-il donc arrivé au cousin ? Je voulais lui faire peur et le mettre en émoi. Autrefois il se sauvait devant moi comme devant toutes les femmes, et maintenant il reste là, me regarde singulièrement dans les yeux, et me baise la main sans trembler. Serait-il amoureux de moi ? Il ne manquerait plus que cela ! Ma mère dit qu’il est en-dessous. Bah ! qu’importe ? Un homme sournois, quand il est riche comme le cousin, est encore ce qu’il y a de mieux.

La sœur avait seulement murmuré, les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur :

— Visitez-nous bientôt, cher cousin !

Les pensées disaient :

— Le cousin est un beau garçon, et je ne comprends pas pourquoi ma mère le trouve original, ennuyeux, et ne peut pas le souffrir. S’il vient dans notre maison, il deviendra amoureux de moi, car je suis la plus jolie femme de Francfort, et je le prendrai, parce que je veux un mari riche pour rester au lit jusqu’à onze heures, et porter des châles de prix comme madame Carsner.


Le chardon Zéhérit.

Un médecin fit arrêter sa voiture en passant devant Peregrinus, et lui cria de la portière :

— Bonjour, cher Tyss ! Vous vous portez comme la santé. Que Dieu vous conserve bien portant ! Mais si vous aviez la moindre indisposition, souvenez-vous de moi, l’ancien ami de monsieur votre père. Avec une constitution comme la vôtre, je vous aurai bientôt rétabli. Adieu !

Les pensées disaient :

— Je crois que l’avarice soutient cet homme ; mais il est si pâle et a une mine si singulière que je crois bien qu’il est menacé de quelque chose. S’il me tombe dans les mains, il ne quittera pas de sitôt le lit. Je lui ferai payer son insolente santé.