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contes mystérieux

Et Aline fit de nouveau une description des attraits de la charmante jeune dame.

On peut se figurer l’agitation de Peregrinus.

— Plus un mot de toutes ces choses, dame Aline ! s’écria-t-il tout à coup. Cela a-t-il le sens commun ? Une dame pareille être amoureuse de moi !

— Dame, reprit la vieille, si cela n’était pas, elle n’aurait pas si misérablement soupiré, elle ne se serait pas écriée d’une voix si larmoyante :

— Non, cher Peregrinus, mon doux ami, tu ne seras pas, tu ne peux pas être aussi cruel envers moi ! Je te reverrai pour jouir d’un bonheur céleste…

Et cette dame n’a-t-elle pas tout bouleversé M. Swammer ? M’a-t-il jamais donné un centime autre qu’un écu de six livres à la veille de Noël ? Ce matin il m’a fait cadeau de ce beau carolin blanc, avec une figure épanouie qui n’est pas dans ses habitudes, et cela comme une douceur donnée par avance pour les services que je pourrais rendre à la dame ? Il y a quelque chose là-dessous. Que voulez-vous parier que M. Swammer viendra vous faire des propositions de mariage ?

Et alors la vieille vanta de nouveau les charmes et la grâce de la dame avec un tel enthousiasme, que Peregrinus enflammé se leva tout à coup et s’écria comme hors de lui-même :

— Il en sera ce qui doit en être. Allons, descendons pour regarder au trou de la serrure !

En vain, maître Floh, qui avait sauté sur la cravate de Peregrinus et s’était caché dans un pli, essaya-t-il de faire entendre maintes remontrances au passionné Peregrinus. Celui-ci n’y fit pas attention, et maître Floh apprit, ce qu’il aurait dû savoir depuis bien longtemps, que l’on peut se faire écouter du plus entêté des hommes, mais jamais d’un amoureux.

La dame était en effet étendue sur un sofa, comme l’avait dit la vieille, et Peregrinus trouva que nulle parole humaine n’était capable d’exprimer les charmes célestes répandus sur cette créature. Son costume de gaze d’argent, orné de singulières broderies, était tout fantastique, et pouvait passer pour un négligé très-convenable que la princesse Gamaheh portait peut-être à Famagusta au moment où le méchant prince Egel l’avait fait mourir d’un baiser.

Au reste, le costume était si ravissant et par-dessus tout si étrange, que l’invention n’avait pu en avoir été conçue ni par la cervelle du plus habile costumier de théâtre ni par l’esprit de la plus sublime modiste.

— Oui, c’est elle, c’est la princesse Gamaheh ! murmura Peregrinus tout tremblant de joie et d’ardents désirs.

Mais lorsque la charmante enfant dit en soupirant :

— Peregrinus, mon Peregrinus !…

Alors le délire de la plus folle passion s’empara de Peregrinus, et sans une angoisse indicible qui lui ôta l’énergie de la décision, il eût enfoncé les portes pour se précipiter aux pieds de cette image des anges.

Puisque tout jeune homme qui aime pour la première fois ne s’éprend que d’un objet céleste ou d’un ange, que l’on veuille bien aussi permettre à Peregrinus de regarder Dortje Elverding comme un être au-dessus de l’humanité.

— Reprenez vos sens, pensez à votre serment, mon honorable monsieur Tyss. Vous ne vouliez plus jamais revoir la séductrice Gamaheh, et maintenant… Je pourrais vous jeter dans l’œil votre microscope ; mais sans lui vous pouvez remarquer déjà que la méchante petite sait que vous êtes là depuis longtemps, et que tout ce qu’elle fait est un calcul artificieux pour vous séduire. Ayez confiance en moi, je n’ai que de bonnes intentions.

Maître Floh murmurait ces paroles dans un pli de la cravate. Malgré tout le doute inquiet qui s’élevait dans l’âme de Peregrinus, celui-ci ne pouvait s’arracher de ce spectacle enchanteur, tandis que la petite, profitant de ce qu’elle paraissait ne pas savoir qu’elle était observée, prenait à chaque instant de nouvelles poses plus séduisantes, et s’entendait à mettre hors de lui-même le pauvre Peregrinus.

Celui-ci serait peut-être encore sur le palier de l’appartement mystérieux, ou bien il aurait fini par sonner de toutes ses forces ; mais la vieille l’avertit que le vieux M. Swammer rentrait, et Peregrinus remonta rapidement les escaliers pour retourner dans sa chambre.

Là, il s’abandonna tout entier à ses pensées amoureuses ; mais en même temps les soupçons éveillés par les avertissements de maître Floh lui revinrent à l’esprit.

— Dois-je croire véritablement, se demanda-t-il, que cette belle créature est la princesse Gamaheh, la fille d’un grand roi ? Si cela est vrai, ne serait-ce pas une folie à un homme comme moi d’aspirer à la possession d’une si haute personne ? Et si elle demande que je lui livre un prisonnier, dont dépend son existence (et cela serait conforme aux assertions de maître Floh), alors il est à peu près indubitable que tout ce que je peux prendre pour de l’amour n’est qu’un moyen qu’elle emploie pour me faire consentir à sa demande. Cependant la quitter, la perdre, c’est l’enfer, c’est la mort.

Peregrinus fut tiré de ces réflexions douloureuses par un coup discrètement frappé à la porte.

Celui qui entra n’était autre que le locataire du sieur Peregrinus, le vieux Swammer, autrefois un affreux vieillard courbé et morose. Il paraissait tout d’un coup rajeuni de vingt ans ; son front était sans rides, son œil vif, sa bouche riante ; il portait en place de sa laide perruque des cheveux blancs bien à lui, et, comme l’avait dit Aline, une belle pelisse remplaçait la redingote grise.

Il s’avança vers Peregrinus avec une mine joyeuse qui ne lui avait jamais appartenu jusqu’alors.

— Je serais au désespoir, lui dit-il, de vous déranger de vos affaires, mais mon devoir de locataire me force à vous avertir que cette nuit j’ai dû accorder l’hospitalité à une femme désolée, qui venait de se soustraire à la tyrannie d’un de ses oncles. Comme elle doit séjourner quelque temps ici, j’ai cru devoir en prévenir mon bon propriétaire, et lui demander son agrément à ce sujet.

— Et quelle est cette femme ? répondit Peregrinus involontairement et sans penser que cette demande était justement celle qu’il fallait faire pour se mettre sur la trace de cet étrange secret.

— Il est juste, répondit le sieur Swammer, qu’un maître de maison connaisse les personnes qui viennent demeurer chez lui ? Apprenez donc, mon estimable monsieur Tyss, que la jeune fille qui s’est réfugiée chez moi n’est autre que la charmante Hollandaise Dortje Elverding, nièce du célèbre Leuwenhoek, qui, vous le savez, donne ici des représentations microscopiques. Leuwenhoek est de mes amis, toutefois je dois reconnaître que c’est un homme dur, et que la pauvre Dortje, qui est aussi ma filleule, est affreusement maltraitée par lui. Une sortie terrible qu’il lui dit hier au soir a contraint la jeune fille à s’échapper, et il est tout naturel qu’elle soit venue chercher chez moi aide et protection.

— Dortje Elverding ? Leuwenhoek ? dit Peregrinus rêvant à moitié. N’est-ce pas un descendant du naturaliste Antoine de Leuwenhoek, qui fit des microscopes si renommés ?

— On ne peut assurer que notre Leuwenhoek soit précisément un descendant de cet homme célèbre, répondit le sieur Swammer en riant, puisque c’est cet homme célèbre lui-même, et que ceux-là disent un mensonge qui prétendent qu’il fut enterré à Delft, il y a cent ans environ. Soyez-en certain, monsieur Tyss, sans cela vous auriez de la peine à croire que, bien que par abréviation et pour ne pas donner à causer aux niais sur les objets de ma science, je me nomme Swammer, je n’en suis pas moins le célèbre Swammerdam. Tout le monde prétend que je suis mort en 1680. Mais remarquez, monsieur Tyss, que je suis là devant vous, bien vivant et en pleine santé, et que je puis démontrer que j’existe à tout le monde, même aux plus sots, par biblia naturæ. Vous me croyez, n’est-ce pas, monsieur Tyss ?

— Il m’est arrivé tant de choses incroyables depuis si peu de temps, dit Peregrinus d’un ton qui décelait son trouble intérieur, que si tout cela ne m’était prouvé par le témoignage de mes sens, j’en douterais éternellement. Mais maintenant j’admets tout, même les choses les plus impossibles et les plus extravagantes. Il se peut que vous soyez le feu sieur Johann Swammerdam, et qu’en votre qualité de revenant vous soyez plus instruit que les autres hommes ; quant à la fuite de Dorjte Elverding, ou princesse Gamaheh, ou tout autre nom qu’il vous plaira de lui donner, vous êtes dans une erreur complète. Apprenez comment tout s’est passé.

Et il lui raconta son aventure avec la dame, depuis son entrée chez Lammer Hirt jusqu’au moment où elle avait été recueillie par le sieur Swammer.

— Il me semble, dit le sieur Swammer lorsque Peregrinus eut terminé son récit, que tout ce qu’il vous a plu de me raconter est un rêve étonnant, mais en même temps rempli de délices. Je ne m’en occuperai pas toutefois davantage, et vous demanderai votre amitié, dont j’aurai peut-être très-grand besoin. Oubliez mes manières sauvages, et permettez-moi de vous fréquenter davantage. Votre père était un homme d’une haute intelligence, et c’était mon ami ; mais son fils l’emporte de beaucoup sur lui sous le rapport des sciences, du jugement et de la sûreté du coup d’œil dans les choses de la vie. Vous ne sauriez croire combien je vous estime, mon excellent, mon très-digne monsieur Tyss.

— Maintenant il est temps, murmura maître Floh.

Et dans le même instant Peregrinus sentit dans la pupille de l’œil gauche une légère douleur qui ne dura qu’un moment. Il comprit que maître Floh lui avait mis dans l’œil le verre microscopique.

L’effet de ce verre allait bien au delà de tout ce qu’il eût pu imaginer.

Derrière la peau épaisse du vieux Swammer, il remarqua des nerfs étranges et des ramifications dont il lui fut permis de suivre les détours merveilleusement variés jusqu’au plus profond du cerveau.

Il reconnut que c’était la pensée de Swammer ; et elle disait à peu près :

— Je ne m’attendais pas à en être quitte à si bon marché, et je croyais être interrogé plus habilement. M. le papa était un homme