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maître floh.

livrer à vos ennemis, et d’ailleurs je ne veux jamais revoir cette jeune séductrice. Je vous le promets solennellement, et je vous tendrais en même temps la main, si vous en aviez une qui fût capable de répondre au loyal serrement de la mienne.

Et en disant cela, Peregrinus sortit son bras de la couverture et le tendit en avant.

Eh bien, reprit l’invisible, maintenant je suis consolé et tout à fait tranquille. Si je ne peux vous tendre la main, permettez-moi au moins de vous piquer le pouce droit pour vous témoigner ma joie et sceller plus étroitement encore le pacte de notre amitié.

Peregrinus sentit aussitôt au pouce de la main droite une piqûre tellement douloureuse qu’elle ne pouvait évidemment avoir été faite que par le maître de toutes les puces.

— Vous piquez comme le diable ! s’écria Peregrinus.

— Que ceci, répliqua maître Floh, vous soit une vive preuve de mon cordial dévouement ; mais il est juste que je vous laisse un gage de ma reconnaissance qui appartient à ce que l’art a jamais fait de plus admirable. Ce n’est rien autre chose qu’un microscope, qu’un opticien de mon peuple fait lorsqu’il était encore au service de Leuwenhoek. L’instrument vous paraîtra peut-être un peu petit, car il est en effet cent vingt fois moins gros qu’un grain de sable mais sa grosseur n’a rien de commun avec son usage. Je vais poser ce verre dans la pupille de votre œil gauche, et cet œil deviendra microscopique. L’effet vous en surprendra, mais je ne veux vous en rien dire et vous prier de me permettre d’entreprendre cette opération, persuadé comme je le suis que cet œil microscopique vous sera très-utile. Et maintenant dormez bien, monsieur Peregrinus vous avez encore besoin de repos.

Peregrinus s’endormit en effet, et se réveilla au grand jour. Il entendit le frottement bien connu du balai de la vieille Aline, qui mettait en ordre la chambre voisine.

Un petit enfant pris en faute ne craint pas plus les verges de sa mère que Peregrinus ne craignait les reproches de la vieille femme.

Celle-ci entra enfin sans bruit et portant le caté. Peregrinus jeta un coup d’œil de sa couverture, et resta tout étonné en voyant le rayon de soleil qui animait la figure de la gouvernante.

Dormez-vous encore, cher monsieur Tyss ? demanda la vieille du ton le plus doux qu’elle put tirer de son gosier.

Peregrinus, reprenant courage, lui répondit d’une voix aimable :

Non, chère Aline ; laissez le déjeuner sur la table, je vais sortir à l’instant du lit.

Lorsque Peregrinus se leva en effet, il lui sembla sentir dans la chambre le doux souffle de la charmante créature qu’il avait tenue dans ses bras ; il éprouvait une impression inconnue et mêlée d’une certaine terreur : il aurait voulu savoir pour tout au monde ce qu’était devenu le secret de son amour, car l’être charmant s’était montré et puis s’était évanoui comme le secret lui-même.

Pendant qu’il s’efforçait en vain de boire son café et de mordre dans son petit pain, la vieille entra et se mit à faire çà et là différentes choses, tandis qu’elle murmurait tout bas :

— Étrange, incroyable à quoi ne peut-on pas s’attendre ? qui se serait imaginé rien de pareil ?

Peregrinus, qui ne put plus longtemps maîtriser tes battements de son cœur, lui demanda :

— Qu’y a-t-il d’étrange, chère Aline ?

— Bien des choses, bien des choses ! répondit la vieille en souriant avec malice, et elle continua à ranger la chambre.

La poitrine du pauvre Peregrinus était prête à se briser, et involontairement il s’écria avec l’accent du plus douloureux désir :

– Ah ! Aline !

— Oui, monsieur Tyss, je suis là : que voulez-vous ? dit la vieille en se plaçant tout à coup devant Peregrinus, comme pour attendre ses ordres.

Peregrinus jeta un coup d’œil sur l’affreux visage cuivré et ridé de la vieille, et l’espèce d’horreur qu’il éprouva fit naître en lui un sentiment subit de mauvaise humeur.

— Qu’est devenue la dame qui était ici hier au soir ? demanda-t-il d’une voix rude. Lui avez-vous ouvert la porte de la rue ? avez-vous été lui chercher une voiture, comme je vous l’avais ordonné ? L’a-t-on reconduite chez elle ?

— Ouvert la porte ! dit la vieille avec une fatale grimace, destinée à prendre la forme d’un sourire malicieux, allé chercher une voiture ! reconduite à la maison ! Tout cela était inutile. La belle dame, la charmante créature, est restée dans la maison ; elle y est encore, et ne la quittera pas de sitôt.

Peregrinus éprouva un joyeux effroi. Alors la vieille lui raconta que, lorsque la dame avait descendu les marches d’un saut, le vieux M. Swammer s’était trouvé sur la porte de sa chambre, avec un très-grand flambeau dans les mains, et, avec beaucoup de salutations, l’avait engagée à entrer chez lui, ce qu’elle avait fait sans façon, et alors le sieur Swammer avait fermé et verrouillé sa porte.

– La conduite de M. Swammer, le misanthrope, continua Aline, m’a paru si singulière, que je n’ai pu m’empêcher d’écouter un peu à la porte, et de jeter un rapide regard par le trou de la serrure, et là, le sieur Swammer s’est tenu au milieu de la chambre et a parlé à la dame avec un accent si touchant et si plaintif que les larmes m’en sont venues aux yeux, bien que je n’aie pas compris un seul mot, car le sieur Swammer parlait dans une langue étrangère. Mais je n’ai pas douté un seul instant qu’il ne se soit donné tant de peines pour remettre la dame dans le chemin de la vertu et de la crainte du Seigneur. Toujours est-il qu’il s’est échauffé de plus en plus, jusqu’à ce que la dame fût tombée à genoux devant lui, et lui eût respectueusement baisé la main après avoir versé quelques larmes. Alors le sieur Swammer a relevé la dame, l’a embrassée sur le front et l’a conduite dans un fauteuil.

Et puis il s’est occupé d’allumer un grand feu, a préparé devant un breuvage, qui, à ce que j’ai pu comprendre, m’a paru être du vin chaud.

Malheureusement, j’ai pris à ce moment du tabac, et j’ai éternué assez fort ; mais j’ai tremblé de tous mes membres et suis restée presque anéantie lorsque le sieur Swammer a étendu son bras vers la porte, et d’une voix terrible, qui m’a pénétrée jusqu’à la moelle des os, il s’est écrié :

— Retire-toi, Satan qui épie !

Je ne sais comment je suis revenue dans ma chambre, et le matin, en ouvrant les yeux, il m’a semblé voir un spectre. Le sieur Swammer était devant mon lit. Il portait une pelisse doublée de zibeline, avec des ganses et des glands d’or, et il avait le chapeau sur la tête et la canne à la main.

— Bonne dame Aline, m’a-t-il dit, d’importantes affaires m’appelant au dehors, et je reviendrai probablement dans quelques heures. Faites attention, je vous prie, qu’il ne se fasse aucun bruit sur le palier de mon appartement, et que personne ne se hasarde à essayer d’entrer chez moi. Une grande dame, une princesse étrangère enfin, pour que seule vous le sachiez, et belle et riche, s’est réfugiée chez moi. J’ai été dans le temps son instituteur à la cour royale de son père ; c’est pourquoi elle a confiance en moi, et je veux et je dois la protéger contre tout danger. Je vous dis cela, dame Aline, pour que vous rendiez à cette dame les honneurs dus à son rang. Si le sieur Tyss le permet, elle prendra vos services en considération, et vous serez royalement récompensée, si vous pouvez toutefois vous taire et ne parler à personne du séjour de la princesse chez moi.

Et puis M. Swammer s’est éloigné précipitamment.

— Mais, comment, demanda Peregrinus, cette dame que j’ai rencontrée chez le relieur dans la rue Kalbach peut-elle être une princesse réfugiée chez M. Swammer ?

— Pour moi, reprit Aline, je crois plus encore les paroles de M. Swammer que ce que mes yeux ont vu. Il est probable que ce qui est arrivé dans la chambre du relieur Lammer Hirt était une vision magique, ou bien peut-être le trouble de la fuite a-t-il porté la princesse à une démarche aussi singulière. Au reste, j’apprendrai tout cela de sa bouche.

— Et qu’avez-vous fait des soupçons et des mauvaises pensées que vous aviez hier sur le compte de cette dame ? reprit Peregrinus, mais uniquement pour prolonger la conversation sur ce sujet.

— Ah ! tout cela est parti, dit la vieille en prenant un air mielleux. Il suffit de voir un seul moment en face la chère dame pour voir qu’elle est évidemment princesse, et avec cela belle comme un ange. Lorsque M. Swammer fut parti, je regardai encore un peu par le trou de la serrure pour voir ce qu’elle faisait. Elle était couchée sur un sofa, sa jolie petite tête appuyée sur une main, de sorte que les boucles de sa chevelure noire avaient l’air de couler entre ses doigts blancs comme la neige : ce qui faisait le meilleur effet du monde. Elle avait une robe de gaze d’argent, qui laissait voir à travers son léger tissu sa charmante poitrine et ses bras ronds et délicats. Elle portait aux pieds des pantoufles dorées ; une d’elles était tombée, ce qui permettait de voir qu’elle n’avait point de bas, et le pied nu dépassait la robe. C’était un charmant spectacle. Elle est encore probablement étendue sur le sofa, et si vous voulez regarder par le trou de la serrure, monsieur Tyss…

— Que dis-tu ? interrompit Peregrinus avec violence : moi, j’irais contempler un spectacle capable de m’entraîner à mille folies peut-être !…

— Courage, Peregrinus, résiste à la tentation ! murmura tout près de Peregrinus une voix que celui-ci reconnut pour celle de maître Floh.

La vieille sourit mystérieusement, et elle reprit après une légère pause :

— Je vous dirai franchement, monsieur Tyss, ce que je pense de tout ceci. Que la dame étrangère soit ou ne soit pas une princesse, il n’en reste pas moins vrai qu’elle est très-riche et très-grande dame, et que M. Swammer s’intéresse vivement à elle, parce qu’il la connaît depuis longtemps. Et pourquoi s’est-elle réfugiée chez vous, cher monsieur Tyss ? Évidemment parce qu’elle était amoureuse de vous à en mourir, et que l’amour rend fou et aveugle et porte une princesse comme les autres aux aventures les plus étranges et les plus inattendues.

Une bohémienne avait prophétisé à feu madame votre mère que vous trouveriez le bonheur dans un mariage à tout fait inattendu. Cela peut se vérifier…