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maître floh.

Pépusch voulait s’élever encore plus haut pour mieux embrasser le groupe des yeux, lorsqu’il se sentit tout d’un coup saisi par les jambes et fortement tiré en bas. En même temps une voix rauque s’écria :

— Voyez-vous ce voleur ? Allons, allons, au violon, mon cher !

C’était le garde de nuit qui avait vu Georges grimper à la grille, et qui s’imaginait naturellement qu’il voulait s’introduire dans la maison.

Georges, malgré ses protestations, fut livré par le garde de nuit à une patrouille qui était accourue à son aide, et ses pérégrinations nocturnes se terminèrent agréablement dans la prison du corps de garde.


TROISIÈME AVENTURE.


Apparition d’un nouveau monstre. — Éclaircissements lointains sur le sort de la princesse Gamaheh. — Remarquable liaison amicale inspirée par le sieur Peregrinus Tyss. — Renseignements sur le vieux monsieur qui loue un logement dans sa maison. — Très-singulier effet d’une assez petite lentille microscopique. — Arrestation inattendue du héros de l’histoire.


Toute personne à laquelle il arriverait dans une soirée des aventures semblables à celles qui survinrent à Peregrinus Tyss se trouverait dans une disposition d’esprit qui ne lui permettrait pas de dormir.

Le sieur Peregrinus se retournait dans son lit, et quand il en arrivait au délire qui précède ordinairement le sommeil, il retrouvait dans ses bras la belle petite créature et sentait sur ses lèvres ses brûlants baisers. Alors il se réveillait en sursaut et croyait encore, en veillant, entendre la douce voit d’Aline. Dans l’agitation brûlante qui le dévorait, il désirait qu’elle ne se fut pas enfuie, et cependant il craignait qu’elle ne rentrât, et ne le tînt enlacé tout à fait dans des liens indissolubles.

Ce combat de sentiments contraires oppressait sa poitrine et le jetait dans une inquiétude jusqu’alors inconnue, mais en même temps pleine de charmes.

— Ne dors pas, Peregrinus, ne dors pas, noble cavalier ; je veux parler un instant avec toi.

Ainsi murmurait une voix tout près de Peregrinus.

— Ne dors pas ! ne dors pas ! lui répétait-elle sans cesse, jusqu’au moment où il ouvrit enfin les yeux, qu’il tenait fermés, pour voir plus distinctement Aline.

À la lueur incertaine de sa lampe de nuit il aperçut sur la couverture blanche de son lit un petit monstre de la hauteur d’une palme tout au plus. Il en eut peur un moment, et puis il avança la main vers lui pour le saisir et se convaincre que ce n’était pas un jeu de sa fantaisie.

Le petit monstre disparut sans laisser de traces.

Mais déjà Peregrinus l’avait assez vu pour en conserver le souvenir.

Sa tête d’oiseau roulait deux yeux ronds et brillants, et de son bec de moineau sortait un grand objet roide et pointu, assez semblable à une mince rapière ; il portait deux cornes au front. Le cou, comme c’est l’usage chez les oiseaux, commençait immédiatement au-dessous de la tête, et allait toujours en s’épaississant, de manière qu’il prenait de suite, sans transition, la forme du ventre, qui ressemblait à une noix et paraissait couvert d’écailles d’un brun sombre comme l’armadillo. Mais ses bras et ses jambes étaient ce qu’il y avait en lui de plus étrange et de plus étonnant. Les premiers avaient deux articulations, et sortaient des deux joues de la créature juste près du bec, et de suite au-dessous de ces bras se trouvaient deux pieds, et plus loin deux autres pieds encore avec une double articulation comme les bras. Ces derniers pieds semblaient être ceux en qui la créature paraissait mettre sa confiance, car, outre qu’ils étaient plus longs et plus forts que les autres, ils étaient garnis de belles bottes dorées, avec des éperons de diamants.

Comme nous l’avons dit, le petit monstre avait disparu sans laisser de traces aussitôt que Peregrinus avait étendu la main vers lui, et il aurait certainement pris cette apparition pour un jeu de ses sens surexcités, si au coin du lit et en bas il n’eût entendu une douce voix qui s’exprimait ainsi :

— Au nom du ciel, mon cher Peregrinus, me serais-je abusé avec vous ; hier vous avez agi si noblement avec moi, et aujourd’hui, que je veux vous prouver ma reconnaissance, vous étendez vers moi une main meurtrière. Mon aspect vous a peut-être déplu, et j’ai eu tort de me présenter à vous sous ma forme microscopique, afin que vous puissiez me voir, ce qui n’est pas si facile que vous pourriez le croire. Dans ce moment même je suis sur votre couvre-pied blanc, et vous ne me voyez pas le moins du monde. Ne vous offensez pas, Peregrinus, de ce que les nerfs de votre vue sont vraiment un peu trop grossiers pour ma taille délicate. Mais jurez-moi que je suis en sûreté près de vous et que vous n’entreprendrez rien d’hostile contre moi, et alors je m’approcherai de vous et vous raconterai bien des choses qu’il vous sera très-utile de savoir.

— Dites-moi d’abord qui vous êtes, répondit Peregrinus à la voix, bon ami inconnu, le reste viendra tout seul. Je peux toutefois vous assurer d’avance que ma nature répugne à tout ce qui est hostile, et que je continuerai à agir noblement envers vous, bien qu’en même temps je ne puisse comprendre de quelle manière j’ai déjà pu vous prouver ma générosité. Toutefois, conservez toujours votre incognito, car votre vue n’a rien de bien gracieux.

— Je le répète avec plaisir, monsieur Peregrinus, reprit la voix après avoir légèrement toussé, vous êtes un homme noble, mais peu versé dans les sciences, et surtout un peu inexpérimenté. Sinon vous m’eussiez reconnu au premier coup d’œil.

Je pourrais vous parler d’une manière emphatique ; je pourrais dire que je suis un des rois les plus puissants, et que je règne sur une immensité de millions de sujets ; mais je n’en ferai rien, par une modestie naturelle, et aussi à la fin parce que le mot roi n’est pas tout à fait un terme bien exact ici.

Le peuple à la tête duquel j’ai l’honneur d’être placé vit en république. Un sénat, composé au plus de quarante-cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf membres, peut remplacer le régent pour des choses de peu d’importance ; mais celui-ci est à la tête du sénat et porte le nom de maître.

Et sans plus de périphrases, je vous apprends que moi qui vous parle, sans que vous puissiez me découvrir, je ne suis personne autre que maître Floh[1] !

Je ne doute pas un seul instant que vous ne connaissiez mon peuple, car vous avez certainement, très-honoré monsieur, rafraîchi et restauré avec votre sang bon nombre de ceux à qui je commande. Mais vous devez savoir au moins que mon peuple est animé d’un désir de liberté presque sens frein, et est particulièrement composé de sauteurs sans cervelle, toujours prêts à esquiver un solide établissement par des bonds incessants. Vous pouvez vous figurer, monsieur Peregrinus, le talent qu’il faut pour dominer un tel peuple, et par cela même vous aurez sans doute pour moi le respect qui m’est du. Donnez-m’en l’assurance, monsieur Peregrinus, avant que je continue mon récit.

Pendant quelques instants il parut à Peregrinus qu’une grosse meule poussée par des eaux mugissantes tournait dans sa tête. Puis il reprit un peu de tranquillité, et il réfléchit que l’apparition de la dame étrangère chez le relieur Lammer Hirt était tout aussi étonnante que ce qui se passait dans l’instant présent, et que ceci était peut être la conséquence naturelle des incroyables aventures dans lesquelles il se trouvait jeté.

Il assura à maître Floh qu’il avait déjà pour ses talents une considération immense et qu’il était d’autant plus curieux d’en apprendre de lui davantage, attendu que sa voix était très-timbrée et qu’une certaine délicatesse dans ses expressions faisait deviner la fine et charmante structure de son corps.

— Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur Tyss, reprit maître Floh, de la bonne opinion que vous avez de ma personne, et j’espère vous prouver que vous avez deviné juste.

Sachez maintenant, excellent homme, le service que vous m’avez rendu. Toutefois il est pour cela nécessaire que je vous raconte ma biographie toute entière.

Écoutez donc.

Mon père était le célèbre… mais je me rappelle que le beau don de la patience n’est pas la vertu particulière des lecteurs et de ceux qui écoutent, et je me rappelle aussi que les descriptions de la vie intime, autrefois si recherchées, sont maintenant en grande défaveur. Je veux donc être toujours logique, et indiquer légèrement et en manière d’épisode ce qui se rattache à mon séjour tout récent chez vous. Par cela même que je suis maître Floh, vous devez, cher monsieur Peregrinus, reconnaître en moi un être de la plus profonde érudition et de l’expérience la plus consommée dans toutes les branches de la science. Toutefois ne mesurez pas l’étendue de ma science à votre aune, car le monde étonnant où je vis avec mon peuple vous est complétement inconnu. Quel serait votre étonnement si vos sens s’ouvraient pour ce monde même ! Il vous semblerait l’empire des plus incompréhensibles prodiges ! Ne trouvez donc pas étrange que tout ce qui vient de ces régions vous fasse l’effet d’une fable désordonnée sortie d’un cerveau oisif ; mais suivez attentivement mon récit, et confiez-vous à mes paroles.

Mon peuple est certainement bien plus avancé en beaucoup de points que vous autres hommes, dans tout ce qui a rapport par exemple à la connaissance des secrets de la nature, à la force, à l’agilité et à la souplesse du corps et de l’esprit. Cependant comme vous nous avons des passions, et souvent comme chez vous elles sont la source de bien des malheurs et parfois même de notre perte.

Et moi aussi j’étais aimé, adoré de mon peuple ; ma souveraineté aurait pu me porter au comble de la félicité si je n’avais été aveuglé par une passion malheureuse pour une personne qui me dominait complétement sans pouvoir devenir jamais mon épouse. On reproche ordinairement à notre race un amour du beau sexe poussé quelquefois jusqu’à l’inconvenance. Lors même que ce reproche serait fondé, personne n’ignore aussi que, d’un autre côté…

Mais allons au fait.

Je vis la fille du roi Sekalis, la belle Gamaheh, et je devins aussitôt si fortement épris d’elle que j’oubliai mon peuple et moi-même, et vécus dans la plus parfaite joie, en m’égarant sur le plus beau cou,

  1. Maître Puce.