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contes mystérieux.

et de regarder pendant deux ou trois heures de suite la charmante Dortje Elverding.

Lorsqu’un homme ne peut chasser l’image d’une charmante jeune fille qui d’une façon ou de l’autre attire son attention, c’est un premier pas de fait vers l’amour, et il arriva que Pépusch, tout en croyant ne penser qu’à éveiller un souvenir, s’éprit complétement de la belle Hollandaise.

Qui voulait maintenant penser aux puces sur lesquelles la jeune fille avait remporté une victoire si éclatante en attirant tout vers elle ? Le dompteur comprit lui-même qu’il jouait un assez pauvre rôle avec ses insectes et remit son armée à d’autres temps, et donna à son théâtre une autre direction, dans laquelle sa belle nièce remplissait le premier rôle.

Il avait eu l’heureuse idée d’organiser des soirées divertissantes, où l’on s’abonnait à un prix assez élevé, et dans lesquelles, après avoir fait quelques tours curieux au moyen de l’optique, sa nièce faisait les frais de la soirée. Cette bette fille faisait briller dans tout son éclat ses talents de société, et elle utilisait le plus petit entracte pour donner un nouvel attrait à la réunion en chantant et en s’accompagnant de la guitare.

Sa voix n’était pas d’une grande étendue, sa méthode n’était pas large, souvent les principes lui faisaient défaut ; mais le doux son, la clarté, la précision de son chant étaient bien d’accord avec l’harmonie de son être ; et enfin lorsqu’elle faisait sous ses noires paupières soyeuses briller ses yeux pleins de langueur, comme l’humide lueur de la lune, et qu’elle les laissait errer sur les spectateurs, alors chacun se sentait la poitrine oppressée, et même les pédants les plus récalcitrants étaient forcés de se taire.

Pépusch poursuivait ardemment ses études dans ces réunions : c’est dire qu’il regardait fixement la Hollandaise pendant deux heures, et puis il s’en allait avec les autres.

Une fois il se trouva plus près d’elle que de coutume, et l’entendit très-distinctement dire à un jeune homme :

— Dites-moi donc quel est ce spectre sans vie qui me fixe chaque soir des heures entières… et s’en va ensuite sans dire un seul mot ?

Pépusch se sentit très-offensé : il tempêta, fit un grand bruit dans sa chambre, et devint si insupportable, que pas un de ses amis n’eut voulu le reconnaître dans cet état.

Il jura bien fort et bien haut de ne plus revoir la malicieuse Hollandaise, et il ne manqua pas dans la soirée du lendemain de se trouver chez Leuwenhoek à l’heure habituelle et de regarder la belle Dortje encore plus fixement que d’habitude, si cela était possible. Il est vrai que sur l’escalier il s’épouvanta de se voir en monter les marches en toute hâte le projet de se tenir très-loin de cet objet séduisant. Il se tint réellement parole, en ce qu’il alla se blottir dans un coin de la salle ; mais son projet de se tenir les yeux baissés échoua complétement, et, comme nous l’avons dit, il regarda la Hollandaise dans les yeux plus fixement que de coutume.

Il ne sut lui-même comment il se fit que Dortje Elverding se trouva debout tout près de lui dans son coin.

Avec une petite voix qui était une délicieuse mélodie, elle lui dit :

— Je ne me souviens pas, monsieur, de vous avoir déjà vu ailleurs qu’à Berlin, et cependant je trouve dans les traits de votre visage et dans tout votre être quelque chose de connu. Il me semble qu’il y a longtemps nous étions très-liés ensemble, mais dans un pays lointain et dans d’autres circonstances. Je vous prie, monsieur, sortez-moi de cette incertitude, et, si je ne suis pas abusée par une ressemblance, renouvelons ces relations amicales que je retrouve comme un rêve dans mes souvenirs.

Le sieur Georges Pépusch éprouva en entendant ces gracieuses paroles une étrange impression. Sa poitrine se terrait, son front était brûlant, un frisson glacé agitait ses membres comme s’il eut été suivi d’un violent accès de fièvre.

Bien que cela ne put guère signifier autre chose sinon que le sieur Pépusch était amoureux fou de la Hollandaise, cependant une autre cause pouvait encore expliquer l’état de trouble qui lui ôtait la parole et presque le sentiment.

Aussitôt que Dortje Elverding lui eut dit qu’elle croyait l’avoir connu dans des temps éloignés, une figure vint en remplacer une autre en lui-même, comme un verre dans une lanterne magique succède à un autre verre ; et il envisagea un passé déjà bien éloigné, passé caché derrière le temps, où pour la première fois il avait goûté le lait de sa mère, et dans lequel passé il avait existé avec Dortje Elverding.

Bref, la pensée qui, après tant d’efforts de mémoire, prenait pour la première fois une forme claire et précise brillait dans ce moment comme un éclair, et cette pensée lui révélait que Dortje Elverding était la princesse Gamaheh, fille du roi Sekalis, qu’il avait déjà aimée dans ces temps verdoyants où il était le chardon Zehérit. Il fit bien de ne faire part à personne de cette idée, car on l’aurait cru fou et peut-être bien enfermé, quoique l’idée fixe d’un maniaque puisse souvent n’être que l’ironie d’un être qui a précédé l’être actuel.

— Mais, au nom du ciel ! vous paraissez muet, monsieur !… dit la petite en touchant de son charmant petit doigt la poitrine de Georges.

Mais de cette pointe de doigt sortit un éclair électrique qui pénétra jusqu’au cœur de Georges et le tira de sa torpeur. Dans une complète extase, il saisit la main de la jeune fille, la couvrit de baisers et s’écria : — Céleste, divine créature !

Le bienveillant lecteur se fera facilement une idée de ce que le sieur Georges Pépusch put dire dans ce moment.

Il suffira de savoir que la jeune fille accueillit les protestations d’amour de Georges comme il pouvait le désirer, et que cette minute féconde en événements, passée dans un coin de la salle de Leuwenhoek, enfanta un amour qui mit d’abord le bon Georges Pépusch dans le ciel et le précipita après dans l’enfer. Le caractère de Pépusch étant naturellement mélancolique et partant grondeur et soupçonneux, la manière d’être de Dortje devait nécessairement faire naître de nombreuses occasions de jalousie. Ce défaut excitait l’humeur tant soit peu malicieuse de Dortje, et elle prenait plaisir à tourmenter de son mieux le pauvre Georges.

Mais comme toute chose ne peut aller que jusqu’à une certaine limite, il arriva qu’à la fin Pépusch ne put plus longtemps retenir sa mauvaise humeur.

Une fois il parla ouvertement du temps merveilleux où le chardon Zéhérit avait si tendrement aimé la fille du roi Sekalis, et il se rappela avec l’enthousiasme du plus violent amour que son combat avec le roi Egel lui avait donné les droits les plus incontestables à sa main.

Dortje assura qu’elle se souvenait parfaitement de ce temps et de tous ces détails, et que ce pressentiment s’était justement éveillé dans son âme lorsque Pépusch avait fixé sur elle son regard de chardon.

La petite sut parler de ces choses merveilleuses avec tant de grâce, elle parut si enthousiasmée de l’amour du chardon Zéhérit, que la destinée avait poussé à étudier à Iéna et à retrouver ensuite à Berlin la princesse Gamaheh, que le sieur Georges Pépusch crut être dans l’Eldorado du ravissement. Les amants étaient à la fenêtre, et la jeune fille permit que l’amoureux Georges lui passât le bras autour du corps. Dans cette position pleine de laisser aller, ils causèrent ensemble, et de la causerie on en vint aux souvenirs rêveurs des prodiges de Famagusta. Alors il arriva qu’un très-bel officier des hussards de la garde passa par là avec un uniforme complétement neuf, et salua très-amicalement la petite, qu’il avait connue dans les réunions du soir.

Dortje avait les yeux à demi fermés, et sa tête n’était pas tournée du côté de la rue on aurait pu croire qu’il lui était impossible de remarquer l’officier ; mais le charme d’un brillant uniforme neuf est puissant. La petite, peut-être déjà avertie par le bruit significatif du sabre sur le pavé, leva les yeux, s’échappa des bras de Georges, ouvrit la fenêtre, jeta avec sa petite main un baiser à l’officier, et le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la rue.

— Gamaheh ! s’écria le chardon Zéhérit hors de lui : Gamaheh ! que signifie ceci ? Vous moquez-vous de moi ? Est-ce là la foi que vous avez jurée au chardon ?

La petite se retourna, se mit à rire à gorge déployée et s’écria : — Allez, Georges, allez ! ne suis-je pas la fille du noble et vieux roi Sekalis ? N’êtes-vous pas le chardon Zéhérit ? Eh bien ! ce charmant officier est le génie Thétel, qui me plaît beaucoup plus que le triste et piquant chardon.

Et puis elle s’élança au dehors.

Georges Pépusch entra, comme on peut le croire, dans une fureur terrible et dans un violent désespoir ; il descendit et se sauva chez lui en courant, comme s’il était poursuivi par mille diables. Le hasard voulut que Georges rencontrât un ami assis dans une calèche de poste et prêt à partir.

— Attendez-moi, je voyage avec vous ! s’écria-t-il.

Il courut à sa maison, prit un pardessus, fourra de l’argent dans ses poches, remit la clef de sa chambre à son hôtesse, monta dans la calèche et s’éloigna avec son ami.

Malgré cette séparation hostile, l’amour pour la belle Hollandaise n’était nullement éteint dans le cœur de Georges, et il pouvait aussi peu se résoudre à abandonner les prétentions qu’il avait, comme chardon Zéhérit, à la main de Gamaheh. Il renouvela ces prétentions, lorsque après quelques années il rencontra de nouveau Leuwenhoek à la Haye. Le lecteur sait déjà quelle ardeur il mit à les accompagner à Francfort.

Georges Pépusch courait désolé dans la nuit à travers les rues, lorsque la lueur extraordinaire d’une lumière qui partait des fentes d’un volet d’une chambre située au rez-de-chaussée d’une belle maison attira ses regards. Il crut que le feu était dans cette chambre, et grimpa après la grille pour regarder dans l’intérieur.

Ce qu’il aperçut le jeta dans un étonnement immense.

Un beau feu clair flambait dans la cheminée, placée juste en face de la fenêtre. Devant cette cheminée était assise ou plutôt couchée, dans un large fauteuil antique, la petite Hollandaise parée comme un ange. Elle paraissait dormir, tandis qu’un homme très-vieux et très-sec, portant sur le nez des lunettes, était agenouillé devant le feu et regardait un pot dans lequel il faisait probablement bouillir un breuvage.