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contes mystérieux.

Voici comment cela fut découvert :

Mon collègue avait reçu d’un de ses amis, très-savant, de Samarcande les tulipes les plus belles et les plus rares. Elles s’étaient maintenues si fraîches, qu’on aurait pu croire qu’elles venaient d’être séparées de leur tige. Cela l’invita à étudier au moyen du microscope l’intérieur de la plante et même la poussière de la fleur. Il disséqua un beau lis et une tulipe jaune, et découvrit au milieu une graine charmante et étrange qui captiva toute son attention. Mais quel fut son étonnement lorsque, au moyen d’un fort verre grossissant, il vit très-distinctement que la graine n’était autre chose que la princesse Gamaheh, qui semblait dormir d’un sommeil doux et paisible, mollement couchée dans le calice, sur la poussière de la fleur.


Aline, la vieille gouvernante.

Quoique je fusse à une assez grande distance de mon collègue, je me mis toutefois aussitôt en route, et me rendis en grande hâte auprès de lui.

Il avait laissé l’opération de côté, pour me laisser le plaisir du premier coup d’œil, et peut-être aussi par la crainte de tout détruire en voulant agir seulement d’après son idée. Je me convainquis bientôt de la vérité de sa découverte, et j’eus aussi la conviction intime qu’il serait possible d’arracher la princesse à son sommeil et de lui rendre sa première forme. L’esprit sublime qui vivait en nous nous en fit bientôt trouver le moyen.

Comme vous n’êtes pas, mon cher Pépusch, précisément très au fait des mystères de notre art, je vous épargnerai le détail des opérations que nous entreprîmes pour arriver à notre but. Il vous suffira de savoir qu’au moyen de différents verres, que je préparai en grande partie moi-même, il nous réussit non-seulement de sortir la princesse saine et sauve de son lit de fleurs, mais encore de la faire grandir, de manière qu’elle finit par atteindre sa taille naturelle.

La vie manquait encore, il est vrai, et une dernière opération, de toutes la plus difficile, pouvait seule peut-être la lui rendre.

Nous fîmes réfléchir son image au moyen d’un excellent microscope de soleil à verre concave, et nous la dégageâmes du mur blanc sans qu’elle fût endommagée. Aussitôt que l’image se trouva flotter dans le vide, elle revint avec la rapidité de l’éclair dans le verre, qui éclata en mille morceaux.

La princesse était là devant nous, fraîche et vivante ! Nous poussâmes des cris de joie ; mais notre effroi fut d’autant plus grand lorsque nous remarquâmes que le cours du sang s’arrêtait juste à la place où elle avait reçu le baiser du prince Egel.

Déjà elle allait tomber sans connaissance, lorsque nous vîmes paraître à cette place, derrière l’oreille, un petit point noir qui disparut presque aussitôt. Le sang prit à l’instant son libre court ; la princesse revint à la vie, et notre œuvre fut achevée.

Nous savions très-bien de quel prix inestimable était pour nous la possession de la princesse, et chacun de nous s’efforça de prouver que ses droits étaient mieux fondés que ceux de l’autre. Mon collègue disait que la tulipe dans laquelle il avait trouvé la princesse lui appartenait, et qu’il avait fait la découverte qu’il m’avait communiquée, de manière que je n’avais été là que comme aide, et que par conséquent je n’avais pas le droit de demander pour récompense l’objet même du travail.

Je prétendais de mon côté que j’avais trouvé la dernière opération, la plus difficile et celle qui avait rendu l’existence à la princesse, opération à laquelle mon collègue n’avait fait alors que me prêter la main ; et j’ajoutais que s’il avait eu un droit de possession légitime sur l’embryon couché dans la poussière de fleurs, la personne vivante devait m’appartenir.

Nous disputâmes ainsi plusieurs heures, jusqu’à ce qu’après nous être bien échauffés la gorge à crier, nous en arrivâmes à une convention.

Mon collègue m’abandonna la princesse en échange d’une importante lentille de verre mystérieuse, dont je lui laisserais la possession ; et cette lentille est justement la cause de notre inimitié actuelle. Il prétend que j’ai soustrait ce verre, et c’est un grossier et infâme mensonge ; et si, comme je le crois, ce verre lui a été pris, je jure sur l’honneur et la conscience que je n’y suis pour rien, et que je ne comprends même pas comment cela a pu se faire. Le verre n’est pas précisément petit, puisqu’un grain de poudre est tout au plus huit fois plus gros. Vous le voyez, ami Pépusch, je vous ai donné toute ma confiance ; maintenant vous savez que Dortje Elverding n’est autre que la princesse Gamaheh rappelée à la vie, et vous comprenez qu’un pauvre jeune homme comme vous ne peut prétendre à une haute liaison mystérieuse avec…

— N’allez pas plus loin, interrompit Pépusch en souriant d’un air satanique, une confidence en vaut une autre, et je vous confierai de mon côté que je savais déjà bien avant vous, et mieux que vous, ce que vous m’avez raconté. Je ne saurais assez m’étonner de votre mesquinerie dans votre ridicule manière de voir. Apprenez ce que vous auriez dû savoir depuis longtemps ; si votre science, à l’exception de ce qui a rapport aux verres, n’était pas si bornée ; apprenez que je suis le chardon Zéhérit, qui se trouvait sur la place même où la princesse Gamaheh avait posé sa tête, détail que j’ai trouvé à propos de ne pas vous communiquer.

— Pépusch ! s’écria le dompteur de puces, êtes-vous fou ? Le chardon Zéhérit fleurit dans les Indes lointaines et dans une belle vallée entourée de hautes montagnes, où les plus savants mages de la terre ont coutume de s’assembler. L’archiviste Lindorst peut vous le dire mieux que personne. Et vous, que j’ai vu courir à l’école en petite veste, que j’ai connu tout maigre de faim et d’études, appelé par tous l’étudiant jaune d’Iéna, vous voulez être le chardon Zéhérit ! Allons donc ! allez conter cela à d’autres et laissez-moi tranquille.

— Ah ! vous êtes un bien grand savant, Leuwenhoek, reprit Pépusch en riant. Eh bien ! pensez de moi ce que vous voudrez, mais ne soyez pas assez ridicule pour nier que le chardon Zéhérit, au moment où il sentit la douce haleine de Gamaheh, fut saisi de désirs et d’un ardent amour, et que lorsqu’il toucha les tempes de la belle princesse, celle-ci s’éprit aussi d’amour dans son sommeil. Cependant, avec le secours de la racine Mandragore, je serais parvenu à rappeler la princesse à la vie, si le stupide génie Thétel n’était venu se jeter à la traverse avec ses tentatives de la sauver.

Il est vrai que Thétel, courroucé, mit la main à la salière qu’il porte toujours avec lui dans ses voyages, attachée à sa ceinture, comme Pantagruel sa barque de plantes, et qu’il en prit une bonne poignée de sel, qu’il jeta sur le prince Egel, mais bien maladroitement, pour le tuer, car tout s’en alla dans la vase, et le prince Egel n’en reçut pas un seul grain. Ce fut le chardon Zéhérit qui le perça de ses pointes, et le tua en vengeant la mort de la princesse. Et il se dévoua lui-même à la mort.

Seulement le génie Thétel, qui se mêle de choses qui ne le regardent pas, fut cause que la princesse resta si longtemps endormie du sommeil des fleurs. Le chardon Zéhérit s’éveilla bien plus tôt. Car la mort de tous les deux n’était autre chose que la torpeur du sommeil des fleurs, après lequel elles renaissent, mais sous une autre forme. Et vous combleriez la mesure de vos erreurs grossières si vous vous imaginiez que la princesse Gamaheh était tout à fait semblable à Dortje Elverding, et que c’est votre science qui l’a rappelée à la vie.

Il en est de vous, mon bon Leuwenhoek, comme du maladroit serviteur dans l’histoire remarquable et vraie des trois oranges, qui délivra deux jeunes filles de leurs oranges, sans être auparavant certain de leur conserver la vie, et qui les vit mourir misérablement sous ses yeux. Ce n’est pas vous qui avez complété l’œuvre que vous aviez assez maladroitement commencée, mais bien celui qui s’est enfui, et dont vous déplorez et sentez si cruellement la perte.

— Ah ! s’écria le dompteur de puces hors de lui, mes pressentiments ! mes pressentiments ! Mais vous ! Pépusch ! vous, pour qui j’ai eu tant de bontés, vous êtes mon ennemi le plus cruel et le plus acharné ; je le vois bien maintenant. Au lieu de me conseiller, au lieu de me venir en aide dans mon infortune, vous étalez devant moi une foule de farces ridicules bonnes pour des fous.