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maître floh.

revient de toutes vos manières d’être. Vous avez été de nouveau forcé de recourir à vos vassaux pour vous débarrasser de ces gens, n’est-il pas vrai ?

— Est-ce vous ? demanda le dompteur d’animaux d’une voix faible, est-ce vous, bon Pépusch ? Ah ! je suis perdu, complétement perdu ! Je commence à croire que vous aviez les meilleures intentions, et que j’ai mal fait de ne pas écouter vos avis.

— Que s’est-il passé ? demanda tranquillement Pépusch.

— Prenez la loupe, lui répondit le dompteur d’une voix larmoyante en tournant le visage vers son mur, les deux mains sur ses yeux, et regardez sur la table de marbre.

Pépusch vit, sans avoir besoin de verres, que l’armée gisait morte : sur la table rien ne bougeait, les petites voitures étaient renversées, etc. Les habiles puces paraissaient avoir changé de forme. Au moyen de la loupe, il découvrit bientôt qu’il ne s’y trouvait plus une seule puce, mais que ce qu’il avait pris pour elles était des pépins de fruits et des grains de poivre, qui se trouvaient fourrés dans les armes et les uniformes.

— Je ne sais, reprit le dompteur triste et abattu, je ne sais quel est le mauvais esprit qui me frappa d’aveuglement et m’empêcha de remarquer la désertion de mon armée jusqu’au moment où la foule s’assembla autour de la table et s’apprêta à y jeter les yeux. Vous pouvez vous imaginer, Pépusch, quels furent les murmures et la colère des spectateurs en se voyant trompés. Ils m’accusèrent du plus grossier charlatanisme, et, leur colère allant toujours croissant malgré mes explications, qu’ils n’écoutaient pas, ils voulurent se jeter sur moi et se venger par leurs mains. Que pouvais-je faire de mieux pour échapper à leurs mauvais traitements que de mettre le grand microscope en mouvement, et les entourer de créatures dont ils étaient épouvantés, comme cela arrive ordinairement avec ce peuple ?

— Mais, dites-moi, Leuwenhoek, demanda Pépusch, comment a-t-il été possible que votre armée si bien exercée, et qui s’est toujours montrée si fidèle, se soit dispersée tout d’un coup, sans que vous vous en soyez aperçu ?

— Oh ! dit en gémissant le dompteur, oh ! Pépusch ! il m’a abandonné lui, qui me donnait mon pouvoir sur ce petit peuple, et c’est à sa trahison que je dois attribuer mon aveuglement et mes infortunes.

— Ne vous ai-je pas averti depuis longtemps, répliqua Pépusch, de ne pas faire reposer toute votre affaire sur des jongleries que vous ne pouviez, je le sais, effectuer sans la possession du maître ? Et maintenant vous avez appris combien cette possession est difficile, en dépit de toutes vos peines. Qu’aviez-vous besoin de vous adonner à de semblables niaiseries qui pouvaient troubler votre existence, tandis que votre microscope nocturne et votre habileté à fabriquer des lentilles pour ce genre d’optique étaient déjà bien connus ?

— Il y a bien d’autres choses cachées derrière ces niaiseries, répliqua le dompteur, et je ne puis les abandonner sans abandonner en même temps la vie.

— Mais alors où est Elverding ? demanda Pépusch en l’interrompant.

— Où elle est ! s’écria le dompteur en se tordant les mains, où est Elverding ! Elle est partie, partie dans le monde, disparue ! Tuez-moi de suite, Pépusch ! car je vois bien que votre colère s’augmente et en vient à la fureur. Finissez-en avec moi !

— Vous voyez, lui dit Pépusch en lui jetant un sombre regard, ce qu’ont produit votre folie et votre sotte conduite. Qui vous a donné le droit d’enfermer la pauvre Dortje comme une esclave, et ensuite de la montrer, pour attirer les gens, comme une curiosité d’histoire naturelle ? Pourquoi avez-vous fait violence à ses inclinations, et n’avez-vous rien omis pour qu’elle vous donnât sa main, tandis que vous auriez dû remarquer que nous nous aimions ardemment tous les deux ? Elle s’est enfuie ! c’est bien, elle n’est toujours plus en votre pouvoir, et bien que je ne sache pas en ce moment où je dois la chercher, je suis toutefois bien certain de la trouver. Ainsi, Leuwenhoek, remettez votre perruque, et résignez-vous à votre sort ; c’est le mieux et le plus sage que vous ayez à faire.

Le dompteur de puces remit de la main gauche sa perruque sur sa tête chauve, tandis que de la droite il saisit le bras de Pépusch.

— Pépusch lui dit-il, vous êtes mon véritable ami, car vous êtes le seul homme dans toute la ville de Francfort qui sache que je suis enterré dans la vieille église de Delft depuis l’année 1725, et vous ne l’avez confié à personne bien que vous soyez irrité contre moi à cause de Dortje Elverding. Quoique je ne puisse me mettre bien en tête que je sais bien réellement cet Antoine Leuwenhoek enterré à Delft, cependant, en regardant mes travaux et en me rappelant ma vie, je suis forcé de le croire, et il m’est avant tout agréable que personne ne m’en parle. Je reconnais mon très-cher Pépusch que relativement à Dortje Elverding, j’ai assez mal agi, et surtout tout différemment de ce que vous pouviez penser. J’ai eu raison toutefois de regarder vos demandes en mariage comme une folie, mais j’ai eu tort d’avoir manqué de franchise à votre égard, et de ne pas vous avoir dit quelle est la nature de ma liaison avec Dortje Elverding. Vous auriez compris combien j’agissais sagement en vous dissuadant de ce grand désir dont l’accomplissement ne pouvait que vous nuire. Pépusch, asseyez-vous auprès de moi, et écoutez une histoire bien étrange.

— C’est ce que je vais faire, répondit Pépusch en prenant place sur un fauteuil rembourré vis-à-vis du dompteur, tout en continuant à le regarder d’un air de rancune.

— Vous êtes, mon cher ami Pépusch, très-instruit en histoire, dit le dompteur, et par cela même vous savez, sans nul doute, que le roi Sekalis avait formé, il y a quelques années, une liaison intime avec la reine des fleurs, et que la gracieuse princesse Gamaheh fut le trait de cet amour. Cela devrait être moins connu, et aussi ne puis-je vous dire de quelle manière la princesse Gamaheh vint à Famagusta. Quelques-uns prétendent, et non sans quelque vraisemblance, que son but était de s’y cacher pour échapper aux poursuites du méchant prince Egel, ennemi juré de la reine des fleurs.

Toujours est-il qu’un jour, dans cette retraite, elle se promenait en respirant l’air frais du soir, et qu’elle arriva ainsi dans un sombre et charmant petit bois de cyprès. Séduite par l’agréable murmure de la brise, le bruit des ruisseaux et le mélodieux ramage des oiseaux, la princesse s’étendit sur la mousse tendre et odorante, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

Justement l’ennemi qu’elle avait voulu fuir, l’affreux prince Egel, sortit sa tête de la vase, vit la princesse, et devint tellement amoureux de la belle dormeuse, qu’il ne put résister au désir de lui donner un baiser.

Il se glissa doucement près d’elle, et l’embrassa derrière l’oreille gauche.

Maintenant vous saurez, mon cher Pépusch, que la dame qu’embrasse le prince Egel est perdue, car c’est le premier vampire du monde. Et il arriva que le prince Egel embrassa si longtemps la princesse, que la vie la quitta.

Alors le prince Egel resta rassasié et ivre de sang au point que ses gens durent promptement s’élancer de la vase pour le conduire en sa demeure.

En vain la racine mandragore sortit-elle de la terre et se plaça-t-elle sur la blessure faite par les baisers de l’horrible prince Egel ; en vain à son cri de douleur toutes les fleurs vinrent-elles joindre le concert de leurs lamentations amères !

Il arriva que le génie Thétel passa près de là, et il fut aussi profondément touché de la beauté de Gamaheh et de sa mort malheureuse. Il prit la princesse dans ses bras, la serra sur sa poitrine, s’efforça de lui souffler de nouveau la vie avec son haleine, mais elle ne s’éveilla pas de son sommeil de mort. Alors le génie Thétel aperçut l’horrible prince Egel, qui était tellement ivre et si pesant que ses gens avaient renoncé à le porter jusqu’à son palais.

Le génie, enflammé de colère, jeta une poignée de sel de cristal sur le corps du hideux ennemi, et aussitôt tout l’ichor purpurin que le monstre avait bu du corps de la princesse Gamaheh se répandit au dehors, et il rendit l’âme avec mille affreuses grimaces. Toutes les fleurs qui se trouvaient à l’entour trempèrent leurs vêtements dans cet ichor, et, en souvenir de la princesse assassinée, se colorèrent d’un rouge si riche, qu’aucun peintre sur la terre n’eut été capable d’en inventer un pareil.

Vous savez, Pépusch, que les plus beaux œillets nuancés en rouge sombre, les amaryllas et les cheiranthes viennent expressément de cette forêt de cyprès où le prince Egel but le sang de la princesse.

Le génie Thétel avait, avant l’arrivée de la nuit, beaucoup de choses à terminer à Samarcande ; il avait donc grande hâte de partir. Il jeta encore un regard sur la princesse, resta comme fixé par enchantement à la même place, et la considéra avec la plus grande compassion. Soudain il lui vint une idée. Au lieu d’aller plus loin, il prit la princesse dans ses bras, et l’enleva bien haut au milieu des airs.

Au même moment deux savants, et je ne cacherai pas que j’étais un des leurs, observaient le cours des étoiles de la plate-forme d’une haute tour.

Ces deux mages reconnurent bien haut au-dessus de leurs têtes le génie Thétel ; mais ils ne distinguèrent pas la princesse, et ils s’épuisèrent en suppositions pour donner un sens à ce qu’ils avaient vu, mais sans pouvoir rien trouver de raisonnable. Bientôt après le sort malheureux de la princesse Gamaheh fut connu à Famagusta, et les mages s’expliquèrent alors l’apparition du génie avec la jeune fille dans ses bras.

Tous deux présumèrent que le génie Thétel avait sans doute trouvé un moyen de rendre l’existence à la princesse, et ils résolurent de s’en informer à la ville de Samarcande, vers laquelle il avait paru diriger son vol.

À Samarcande, personne ne savait rien de la princesse, et l’on ne s’en occupait pas.

Plusieurs années après, les deux mages s’étaient brouillés, ce qui arrive d’autant plus souvent entre les savants que leur science est plus grande, et, selon l’immuable coutume, ils partagèrent entre eux leurs découvertes les plus importantes.

Vous n’avez pas oublié, Pépusch, que je suis moi-même un de ces deux mages. Aussi ne fus-je pas médiocrement surpris d’un lot échu à mon collègue, qui contenait, à propos de la princesse Gamaheh, la chose la plus surprenante et en même temps la plus heureuse que l’on pût imaginer.