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contre la mort l’avait changé en statue, s’il n’eût soupiré de temps en temps, comme oppressé d’une douleur indicible. C’était peut-être un effet de la souffrance de son bras gauche, qui était étendu sur les dalles entouré de lambeaux ensanglantés, indices d’une blessure grave.

Tout bruit de manœuvre avait cessé, les ouvriers avaient suspendu leurs travaux, Venise entière voguait dans des milliers de barques et de gondoles au-devant de Falieri. Le malheureux jeune homme restait avec sa douleur aiguë dans un triste abandon ; mais au moment où laissant tomber sa tète appesantie sur le pavé, il paraissait près de s’évanouir, une voix cassée appela d’un ton plaintif à plusieurs reprises : « Antonio ! mon cher Antonio ! » — Antonio souleva enfin péniblement la moitié de son corps, et, tournant la tête du côté de la douane, d’où la voix semblait partir, il dit d’une voix éteinte et à peine intelligible : « Qui m’appelle ? — qui vient se charger de jeter à la mer mon cadavre ? car bientôt je vais expirer ici ! »

Une petite femme, vieille comme les pierres, s’appuyant sur un bâton, s’approcha alors du jeune blessé en toussant et haletante, et s’accroupissant auprès de lui, elle s’écria en ricanant d’un air diabolique : « Enfant insensé ! tu veux mourir ici, tu parles de mourir quand un avenir d’or s’ouvre devant toi ? — Regarde là-bas, à l’horizon, regarde ces feux étincelants, ce sont des sequins pour toi ! — Mais il faut que tu manges, murmura la vieille, que tu manges et que tu boives ; car c’est la faim seule qui