Page:Hoffmann - Contes fantastiques, trad. Christian, 1861.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans sa retraite. Un jour, elle entra dans le salon d’été où Krespel se livrait à une improvisation. Elle posa sa jolie tête sur l’épaule de son mari, et le regarda d’un œil plein d’amour. Le conseiller, perdu dans les régions idéales, faisait voler l’archet avec tant d’ardeur, qu’il effleura sans le vouloir le cou de satin d’Angela. Elle bondit furieuse : « Bestia tedesca ! » s’écria-t-elle ; et, saisissant avec colère le violon de Crémone, elle le brisa en mille pièces sur la table de marbre.

Le conseiller resta pétrifié : puis, obéissant à un de ces mouvements nerveux qui ne s’analysent point, il lança la belle cantatrice par la fenêtre de sa propre maison et s’enfuit en Allemagne. Mais bientôt le repentir vint ; il se souvint aussi que la signora l’avait caressé du doux espoir d’être bientôt père. Quelle fut sa surprise lorsque, huit mois après, il reçut, au fond de l’Allemagne, une lettre des plus tendres, dans laquelle sa chère femme, sans rappeler d’aucune façon l’accident de la villa, lui annonçait la naissance d’une fille, et le rappelait avec instance à Venise ! Krespel, soupçonnant quelque piège, fit prendre des informations ; il apprit que sa belle italienne était tombées sur des plates-bandes fleuries qui avaient amorti sa chute, et, résultat heureux, la signora n’avait plus ni caprices ni colères ; le remède conjugal avait fait merveille. Le conseiller fut si touchée de cette nouvelle, qu’il ordonna tout d’abord qu’on mit les chevaux à sa berline. Mais, à peine était-il en voiture, qu’il se ravisa. « Diable ! se dit-il, si la dame n’était pas radicalement guérie, faudrait-il encore la jeter par la croisée ? » Cette question était difficile à résoudre.

Krespel rentra chez lui, écrivit à sa chère épouse une longue lettre où il la félicitait de ce que sa fille portait, ainsi que lui, un petit signe velu derrière l’oreille ; puis… il resta en Allemagne. De nouvelles lettres s’échangèrent. Les protestations d’amour, les projets d’avenir, les plaintes, les douces prières, volaient sans cesse de Venise à H***… Un beau jour, Angela vint en Allemagne, et obtint un grand succès sur le grand théâtre de F***… Quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse, elle alluma des passions, fit quelques heureux et une infinité de victimes.

Cependant la petite fille de Krespel grandissait ; on l’appelait Antonia, et sa mère devinait en elle une cantatrice de sa force. Krespel, sachant sa femme si près de lui, mourait d’envie d’aller embrasser son enfant ; mais la crainte des folies de la signora le retenait, et il restait chez lui, parmi ses violons qui ne le contrariaient jamais.

En ce temps-là, un jeune musicien qui donnait de grandes espérances devint amoureux d’Antonia ; Krespel, consulté, trouvait charmant que sa fille épousât un artiste qui n’avait ni point de rival sur le violon ; et il attendait de jour en jour la nouvelle du mariage, quand une lettre, cachetée de noir par une main étrangère, vint lui apprendre qu’Angela venait de mourir d’une pleurésie, la veille des noces d’Antonia ; la dernière prière de la cantatrice invitait Krespel à venir chercher l’orpheline : — il partit sans perdre une minute.