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et il en rit. Retiré désormais dans le cercle de quelques hommes choisis dont le cœur n’a jamais trahi ses affections, entre Chamisso, Contessa, Hitzig et le docteur Koreff, il se fait un autre monde dont ils sont les élus.

Versez-lui du vin de prince, qu’un flot de johannisberg teigne son verre de reflets d’or, et l’imagination du poëte part au galop, comme le coursier qui emportait la Lénore de Bürger ; — puis s’élance à perdre haleine toute cette suite d’êtres étranges, enfants de sa pensée vagabonde, qui éclosent quand il les appelle, arrivent, grandissent et se rangent devant lui. C’est un drame qu’il élève entre ciel et terre ; — c’est son monde, à lui, peuplé de personnages dont lui seul a le secret. Versez au poëte un flot de johannisberg, et sa pensée, tant de fois refoulée par les arides préoccupations du labeur quotidien, froissée tant de fois par le contact des croyances déçues, s’illumine d’un éclat magique : la scène s’élargit, tous les arts fournissent leur part à l’œuvre. La peinture apporte ses couleurs vives et tranchantes ; la musique, ses vibrations qui font tressaillir ; la poésie, ses plus intimes trésors. Versez du johannisberg, et la vie embrase le drame ! Avancez sur cette terre toute neuve, parmi ces personnages que vous n’avez vus nulle part, et qu’il vous semble pourtant reconnaître ; toutes les émotions les plus diverses vont vous surprendre et vous fasciner.

Écoutez l’écho mélancolique du Chant d’Antonia, tout à l’heure vous rirez aux larmes au récit du Reflet perdu ; — puis une délicieuse curiosité vous entraine jusqu’à la dernière page de la Porte murée ; — la terrible Anne Radeliffe est effarée par les aventures prodigieuses du Roi Trabacchio ; — plus loin, tout l’esprit, toute l’élégance du siècle de Louis XIV rayonnent dans la peinture de mœurs qui sert de cadre à Olivier Brussou ; — voulez-vous du comique de la vie réelle, lisez la Chaîne des destinées ou le Cœur d’agate ; — voulez-vous du fantastique à sa plus haute puissance, prenez Cappélius ou Berthold le Fou, — la Fascination, — cette histoire inimitable du fameux ministre Cinabre, dont la vivante copie est à côté de nous… — À quelque page enfin qu’on ouvre le livre, il y a un enseignement pour les choses de la vie. À côté des écarts d’une imagination brûlante, on trouve chaque ligne une observation du monde qui mêle toutes les délicatesses d’une critique de bon goût aux traits qui prouvent la plus intime science du cœur humain ; — l’induction morale n’est jamais séparée du merveilleux de la forme.

Hoffmann possède tour à tour la bizarrerie de Rabelais, le sarcasme