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dans la maison comme fiancé d’Anna. Au premier bruit qu’il a entendus sans doute, il aurait pu accourir et peut-être sauver le père ; mais il lui fallait se parer d’abord, et il n’aime pas à se risquer la nuit au dehors. Ma qual mai s’offre, o dei, spectacolo funesto a gli occhi miei !

Il y a dans les accents déchirants de ce récitatif et du duo plus que du désespoir du crime épouvantable. L’attentat de don Juan, qui en la menaçant de sa perte a causé la mort du père, n’est pas seulement ce qui arrache de tels sons à sa poitrine oppressée, un combat cruel, un combat mortel de l’âme peut seul les avoir causés.

La grande et mince Elvire, parée des traces encore visibles d’une beauté suprême mais flétrie, vient maudire le traître don Juan : Tu nido d’inganni ! et le compatissant Leporello dit avec justesse, comme le remarqua une personne placée derrière ou à côté de moi : Parla come un libro stampato.

Quelqu’un pouvait avoir facilement ouvert la porte de la loge et s’y être glissé. Je me sentis comme une blessure à travers le cœur. J’étais si heureux de me trouver là seul, de saisir sans être dérangé tout ce chef-d’œuvre si parfait avec les fibres de mon sentiment comme avec les bras d’un polype, et de les attirer dans mon âme ! Un seul mot, qui pouvait être dit mal à propos après tout, m’avait douloureusement arraché du plus délicieux moment d’enthousiasme de poésie musicale. Je résolus de ne m’occuper en rien de mon voisin mais entièrement plongé dans le spectacle, d’éviter le moindre mot, le moindre regard. La tête appuyée sur les deux mains, tournant le dos au nouveau venu, je regardais au dehors de la loge. La suite de la représentation répondait à la perfection du commencement. La petite Zerlina, amoureuse et sensuelle, consolait avec de charmantes mélodies et des manières adorables le bon niais Masetto. Don Juan expliquait effrontément son être désordonné, son ironique mépris des hommes créés pour son plaisir, et sa joie de saisir et de briser leur pâle existence dans l’air sauvage : Fin che dal vino.

Plus puissamment que jamais se fronçait alors le muscle de son front.

Des masques paraissent : leur tercio est une prière qui s’envole vers le ciel en purs rayons. Alors le rideau du milieu se lève. Là règne la joie, des verres retentissent, des paysans et des gens masqués valsent dans une joyeuse mêlée, attirés par la fête que donne don Juan. Alors arrivent les trois conjurés de la vengeance, tout devient plus solennel jusqu’à ce que la danse commence. Zerline est sauvée, et dans le finale qui gronde, aussi puissant que le tonnerre, don Juan l’épée nue se jette à la rencontre de ses ennemis, il fait sauter de la main du fiancé son épée de parade et s’ouvre à travers la foule, qu’il renverse ridiculement les uns sur les autres, comme Roland du tyran Cymork, un libre chemin au dehors.

Déjà je croyais avoir senti derrière moi une tendre et tiède haleine et je croyais aussi avoir entendu le frôlement d’une robe de soie. Je pressentais la présence d’une femme ; mais tout à fait plongé dans le monde poétique que l’Opéra ouvrait devant moi, je n’y faisais pas attention. Maintenant que le rideau était baissé je me tournai vers ma voisine.

Non, rien ne pourrait exprimer mon étonnement, donna Anna était debout derrière moi, dans le costume qu’elle portail à l’instant sur le théâtre, elle fixait sur moi des regards pénétrants de ses yeux remplis d’âme.

Je restai immobile sans pouvoir dire un seul mot, il me sembla que sa bouche se contractait dans un léger sourire ironique, et que j’y voyais ma sotte figure reflétée comme dans un miroir. Je comprenais qu’il fallait lui parler, mais l’étonnement, et je dirai même plus, l’effroi avait paralysé ma langue. Enfin, enfin ! comme presque involontairement ces mots sortirent de mes lèvres : — Est-il possible ! vous ici ?

Elle me répondit dans le toscan le plus pur :

– Si vous ne parlez pas italien, je serai privée du plaisir de votre conversation ; car je ne connais pas d’autre langue.

Ces douces paroles ressemblaient à un chant. En parlant, l’expression de ses yeux d’un bleu foncé s’augmentait encore, et chacun de ses brillants regards inondait mon âme d’un fleuve de feu. Mon pouls battait avec force, et toutes mes fibres tressaillaient. C’était donna Anna sans aucun doute.

Il était peu probable qu’elle pût se trouver en même temps sur le théâtre et dans ma loge, et cependant je ne m’arrêtai pas à cette idée. Ainsi, de même que l’heureux songe est mêlé des plus étranges choses, de même que la foi pieuse comprend ce qui est au delà de nos sens et admet volontairement les apparitions surnommées naturelles, de même en présence de cette femme singulière je tombai dans une sorte de somnambulisme dans lequel je reconnaissais l’attraction secrète qui me liait à elle, si bien qu’il était prouvé pour moi que même lorsqu’elle avait paru sur le théâtre elle n’avait pas quitté mes côtés.

Avec quel plaisir, mon cher Théodore, je te rappelle jusqu’au moindre mot de l’entretien remarquable qui eut lieu alors entre la signora et moi ! mais lorsque je veux en donner la traduction en allemand, chaque mot est dur et sans couleur, chaque phrase est insuffisante pour exprimer ce qu’elle me disait en toscan si facilement et avec tant d’âme,

Lorsqu’elle parla de son rôle et de Don Juan, il me sembla que seulement alors s’ouvraient les profondeurs du chef-d’œuvre, et qu’il m’était permis d’y plonger mes yeux et de reconnaître la réalité des scènes émanées de ce monde fantastique.

Ma vie, me disait-elle, est toute musique, et souvent je crois en chantant comprendre dans mon âme des mystères que nulle parole ne peut exprimer. Oui, continuait-elle les yeux enflammés et d’une voix plus haute, tout demeure alors froid et mort autour de moi, et tandis qu’on applaudit une roulade difficile, un trait réussi, une main de fer vient me serrer le cœur ; mais toi, tu me comprends ! car je sais que pour toi aussi s’ouvre le royaume singulier et romantique où demeurent les charmes célestes des sons !

— Comment, femme admirable ! tu me connais ?

— N’as-tu pas été chercher dans ton cœur, me répondit-elle, le délire magique d’un amour plein d’éternels désirs dans le rôle de ton nouvel opéra ? Je t’ai compris ! ton sentiment m’a été révélé en chantant. Oui (ici elle prononça mon prénom), je t’ai chanté, tes mélodies sont moi.

La cloche du théâtre sonna, une légère pâleur décolora le visage d’Anna, qui n’était pas fardé.

Elle porta la main à son cœur comme si elle éprouvait une légère douleur, en disant :

— Malheureuse Anna ! maintenant viennent tes moments les plus terribles.

Et elle avait disparu de la loge.

Le premier acte m’avait ravi ; mais après cet événement la musique agit sur moi d’une manière tout autre. Ce fut comme si une apparition longtemps promise par les plus beaux songes d’un autre monde prenait une existence, ce fut comme si les plus secrets pressentiments de l’âme en extase étaient incorporés avec les sons et s’avançaient en figures merveilleuses comme des êtres déjà étrangement connus.

Dans la scène de donna Anna je sentis dans une enivrante volupté glisser auprès de moi comme un souffle doux et tiède, involontairement je fermai les yeux, et un baiser ardent vint brûler mes lèvres, mais le baiser était le son longtemps soutenu d’un désir toujours altéré.

Le finale marcha avec une gaieté criminelle :

Gia la mesa è préparata…

Don Juan était assis entre deux jeunes filles, et envoyait un bouchon après l’autre pour rendre la liberté aux esprits bruyants et étroitement captifs.

La chambre était petite, une grande fenêtre gothique se voyait au fond.

Il faisait nuit au dehors. Déjà pendant qu’Elvire rappelle à l’infidèle tous ses serments, on voyait briller les éclairs à travers les vitres ! et l’on entendait le sourd murmure de l’orage, qui s’approchait. Enfin on entend frapper avec force.

Elvire, les jeunes fille s’enfuient ; et accompagné des sinistres accords des esprits infernaux s’avance le colosse de marbre devant lequel don Juan semble un pygmée.

Sous les pas retentissants du géant la terre tremble.

Don Juan jette à l’orage, au tonnerre, au mugissement des démons, son Nu ! effroyable.

L’heure de la perte est arrivée. La statue disparaît, la chambre s’emplit d’une épaisse vapeur d’où sortent d’affreux fantômes. Don Juan, que l’on aperçoit de temps à autre parmi les démons, se débat dans des souffrances infernales.

Une explosion terrible se fait entendre.

Don Juan, les démons sont disparus. Leporello est évanoui dans un coin de la chambre.

Combien calme alors l’apparition des autres personnes qui cherchent don Juan, soustrait par la vengeance des esprits infernaux à la vengeance des hommes !

Donna Anna apparut tout autre, son visage était couvert de la pâleur de la mort, ses yeux étaient éteints, sa voix était inégale et tremblante ; et par cela même le petit duo, où le doux fiancé veut la conduire à l’autel, après que le ciel l’a heureusement délivré de son dangereux rival, est d’un effet déchirant.

Le chœur avait admirablement terminé l’œuvre par le morceau d’ensemble, et, dans l’exaltation d’esprit où je me trouvais, j’allai en grande hâte dans ma chambre.

Le garçon m’appela pour la table d’hôte, et je le suivis machinalement.

La société était brillante à cause de la foire, et la représentation de Don Juan fit le sujet de la conversation.

On vanta généralement les Italiens et l’énergie de leur jeu ; mais quelques petites remarques jetées malicieusement çà et là prouvèrent que personne n’avait même pressenti la signification profonde de cet opéra des opéras.

Don Ottavio avait beaucoup plu. Donna Anna avait été trop passionnée. On devrait, pensait l’un d’eux, se modérer davantage sur le