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— Qu’il n’en soit jamais question, reprit la colonelle avec animation, ne parlons plus de ce sombre royaume inconnu où habite la terreur ! remercions la puissance du ciel qui a sauvé ma fille, mon enfant chérie, et qui nous a délivrés de cet hôte mystérieux qui est entré dans notre maison avec le trouble !

Le jour suivant on résolut de retourner à la ville. Le colonel et Dagobert restèrent seuls pour donner la sépulture au comte.

Angélique était depuis longtemps l’heureuse femme du grand écuyer.

Il arriva que par une soirée orageuse de novembre, la famille, en compagnie de Dagobert, était réunie devant le feu brillant de la cheminée, dans cette salle même où le comte de S…i était entré comme un spectre. Comme autrefois, des voix singulières sifflaient et hurlaient à l’envi sous le manteau de la cheminée, éveillées par le vent d’orage.

— Vous rappelez-vous encore ? demandait la colonelle avec des regards brillants. Avez-vous oublié ?

— Surtout pas d’histoire de revenants, s’écria le colonel.

Mais Angélique et Maurice parlaient de ce qu’ils éprouvaient à cette époque, ils se disaient comme alors ils s’aimaient déjà d’un ardent amour. Ils ne cessaient de se rappeler les plus petits détails qui reflétaient leur passion mutuelle. Leur doux effroi n’était que l’oppression de deux cœurs agités de désirs ; mais l’hôte mystérieux, ils se le rappelaient avec ses fantastiques présages, il les avait réellement fait trembler tous les deux.

— Ne dirait-on pas, mon cher Maurice, ajoutait Angélique, que les sons étranges du vent de l’orage que nous entendons maintenant nous parlent joyeusement de notre amour ?

— C’est vrai, reprit Dagobert, et même le sifflement de la théière n’a plus rien d’effrayant. Mais on dirait qu’un tout petit esprit du foyer, qui s’y trouve enfermé, y essaye une chanson de berceau.

Alors Angélique cacha son visage couvert de rougeur dans le sein de l’heureux Maurice.

Et celui-ci passa son bras autour de la taille de sa charmante femme, et murmura tout bas :

— Est-il un plus grand bonheur que le nôtre ici-bas ?


DON JUAN.

L’AVENTURE FABULEUSE ARRIVÉE À UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE

Une cloche violemment agitée, le cri retentissant : Le spectacle va commencer ? me tirèrent du doux sommeil dans lequel j’étais plongée. Les basses résonnent l’une après l’autre ! Un coup de timbales ! Un son de trompettes ! Un la très-pur tenu par le hautbois ! Des violons qui s’accordent ! Je me frotte les yeux.

Est-ce l’ivresse, que Satan toujours actif… Non ! Je me trouve dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier soir à moitié roué. Juste au-dessous de ma tête est suspendu le magnifique gland du cordon de la sonnette. Je le tire avec force, le garçon arrive. Mais, au nom du ciel ! que signifie cette musique confuse là tout prés de moi ? Est-ce qu’il y a un concert dans la maison ?

— Excellente (j’ai bu du champagne à la table d’hôte !), vous ne savez peut-être pas que cet hôtel communique au théâtre. Cette porte en tapisserie donne sur un petit corridor qui vous conduira infailliblement au n° 22. C’est la loge des étrangers.

— Comment ? un théâtre ? une loge des étrangers ?

— Oui, une petite loge de deux ou trois personnes au plus faite pour des gens distingués, tapissée en vert, grillée, tout près du théâtre. S’il convient à Votre Excellence, on donne aujourd’hui Don Juan du célèbre Mozart de Vienne. Le prix est d’un thaler huit gros, nous le mettrons sur le compte.

Le garçon prononça ces mots en ouvrant la porte de la loge, tant j’avais rapidement parcouru le corridor au nom de don Juan.

La salle était, pour une ville de second ordre, spacieuse, décoré avec goût et brillamment éclairée. Les loges et le parterre regorgeaient de monde. Les premiers accords de l’ouverture me convainquirent de l’excellence de l’orchestre. Si les chanteurs étaient de la même valeur ou à peu près, j’allais jouir du chef-d’œuvre de la manière la plus complète. Dans l’andante, je fus saisi de l’horreur du terrible et souterrain regno di pianto.

De terribles pressentiments de quelque chose d’effroyable oppressaient mon esprit. La fanfare joyeuse résonnait pour moi comme le rire du crime dans la septième mesure de l’allégro, je voyais dans la nuit profonde des démons de feu étendre leurs griffes flamboyantes vers la vie d’hommes qui pleins de joie dansaient sur la frêle couverture d’un abîme sans fond. Le conflit de la nature humaine avec les épouvantables puissances inconnues qui l’entourent en épiant sa perte apparaissait distinctement à mes yeux.

Enfin l’orage s’apaise, le rideau se lève, Leporello transi de froid et de mauvaise humeur sort en pleine nuit du pavillon, enveloppé dans son manteau : Notte e giorno faticar… ainsi en italien. Ici dans une ville allemande : Ah ! che piacere ! je vais entendre les récitatifs et tout le reste comme le grand maître les a reçus et conçus dans son esprit. Don Juan se précipite au dehors. Derrière lui donna Anna retient le criminel par son manteau. Qu’elle est belle ! elle pourrait être plus grande, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche, mais quelle tête ! Des yeux d’où partent l’amour, la colère, la haine, le désespoir, comme s’élance du même foyer une brûlante pyramide d’éblouissantes étincelles, semblables au feu grégeois, elles brûlent l’intérieur sans pouvoir s’éteindre ; les tresses déroulées de sa noire chevelure tombent sur ses épaules en ondoyants anneaux ; son blanc vêtement de nuit découvre traîtreusement des charmes que l’on ne vit jamais sans danger. Son cœur serré du crime abominable agite son sein, qui bat avec force ; et quelle voix ! Non sperar se non m’uccidi !

Les sons coulés d’un métal céleste brillent à travers la tempête des instruments comme d’éblouissants éclairs. En vain don Juan essaye de se dégager. Le veut-il réellement ? Pourquoi de son bras robuste ne la repousse-t-il pas pour s’enfuir ? Est-ce son forfait qui lui ôte ses forces, ou bien le combat intérieur de l’amour et de ta haine qui lui ravit la vigueur et le courage ?


Donna Anna.


Le vieux père a payé de sa vie sa folle attaque dans l’ombre contre son énergique adversaire. Don Juan et Leporello s’avancent en parlant dans un récitatif jusque sur l’avant-scène. Don Juan écarte son manteau, et paraît là habillé de velours rouge brodé d’argent ; son costume est magnifique. C’est une puissante, une admirable nature ; son visage a une beauté mâle, un nez d’une forme élégante, des yeux perçants, des lèvres doucement saillantes. Le jeu singulier d’un muscle du front sur les sourcils donne pendant plusieurs secondes quelque chose de Méphistophélès à sa physionomie, sans nuire à la perfection de ses traits, et éveille un effroi involontaire : on dirait qu’il a à sa disposition le magnétisme magique du serpent à sonnettes ; on dirait que les femmes qu’il regarde ne peuvent plus se détacher de lui et qu’elles courent d’elles-mêmes à leur perte, entraînées par une force mystérieuse.

Leporello, grand et sec, couvert d’un habit rayé de blanc, avec un petit manteau écarlate, un chapeau blanc orné d’une plume rouge, s’agite autour de lui. Les traits de son visage ont un mélange de bonté, d’astuce, de lubricité et d’effronterie ; ses sourcils noirs contrastent étrangement avec sa barbe et ses cheveux gris. On voit que le vieux gaillard est le digne valet de don Juan. Ils ont heureusement franchi le mur.

— Des flambeaux !… Donna Anna et Ottavio apparaissent, un petit homme bien propre, bien orné, bien léché, de vingt et un ans au plus. On l’a été chercher si vite, qu’il est à croire qu’il demeure