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non-seulement ne nuit en aucune façon aux nouveau-nés, mais agit encore avantageusement sur leur intelligence et leurs forces physiques. Votre père en fut si content qu’il se mit à sauter à cloche-pied autour de la chambre et se mit à jouer sur sa flûte l’air : Pour les hommes qui comprennent l’amour

Après il me mit votre petite personne dans les mains et me pria de tirer votre horoscope : ce que je fis en effet. Alors je vins plus fréquemment encore dans la maison de votre père, et vous ne dédaigniez pas d’aspirer vers certaines tourtes d’amandes que j’apportais. Plus tard je partis en voyage ; vous aviez alors six ou sept ans. Puis je revins ici, à Berlin, je vous vis, et j’appris avec plaisir que votre père vous avait envoyé de Muncheberg en cette ville pour étudier la noble peinture. Car dans Muncheberg on trouve peu de statues de marbre, de bronze, de pierres précieuses et autres trésors artistiques. Berlin, au contraire, lorsque de nouvelles antiques pêchées dans le Tibre y auront été bientôt transportées pourra peut-être lutter avec Rome, Florence ou Dresde.


Le royaume des légumes en négligé.


— Mon Dieu ! dit Edmond, les souvenirs de ma tendre jeunesse s’éveillent ! ne seriez vous pas monsieur Léonard ?

— Justement, répondit l’orfévre, je m’appelle Léonard, mais rien ne m’étonnerait plus de vous voir vous rappeler de moi depuis si longtemps.

— Et cependant cela est, continua Edmond, je sais que je me réjouissais fort, lorsque vous arriviez à la maison de mon père, parce que vous m’apportiez toutes sortes de friandises, et que vous vous occupiez beaucoup de moi ; mais je ne pouvais me défendre d’un respect craintif, ou d’une espèce d’effroi, d’une oppression, qui souvent se prolongeait après votre départ ; mais ce sont surtout les récits de mon père sur vous qui ont conservé votre souvenir dans mon âme ; il se félicitait de votre amitié, car vous l’aviez toujours heureusement sauvé, par une habileté singulière, de tous tes embarras et les accidents fâcheux qui arrivent ordinairement dans la vie : il disait avec enthousiasme que vous étiez versé dans les sciences occultes et pouviez commander à votre gré aux forces cachées de la nature, et quelquefois, pardonnez, il donnait à entendre assez clairement que vous étiez Ahasverus le Juif errant.

— Pourquoi pas le tueur de rats de Hameln, on le vieux partout et nulle part, ou le petit homme poire, ou bien un cobold ! interrompit l’orfévre. Il est vrai toutefois, et je dois en convenir, qu’il y a bien dans tout ceci certaines circonstances qui me regardent, et dont je ne pense pas parler sans éveiller un scandale. J’ai rendu de grands services, en effet, à monsieur votre père avec mes talents secrets ; votre horoscope, que je tirai aussitôt après votre naissance, lui fut surtout très-agréable.

— Eh bien ! dit le jeune homme tandis que ses joues se couvraient de rougeur, mon horoscope n’avait rien qui pût tant réjouir ; mon père m’a souvent répété que votre prédiction avait été que je deviendrais un jour quelque chose de grand, comme grand artiste ou grand fou. J’ai dû au moins cela à cette prédiction que mon père a laissé un libre cours à mon penchant pour les arts. Croyez-vous à l’infaillibilité de votre horoscope ?

— Oh ! très-certainement ! reprit l’orfévre d’un ton calme et très-froid, il n’y a pas à en douter car vous marchez à grands pas vers la folie.

— Comment, monsieur, s’écria Edmond surpris, vous venez me jeter cela à moi en plein visage !

— Il dépend tout à fait de toi, interrompit l’orfévre, d’échapper à la funeste alternative de ton horoscope et de devenir un libre artiste. Tes dessins, tes esquisses décèlent une très-vive imagination, une grande qualité d’expression, une grande adresse de main : sur ces fondations on peut élever un beau bâtiment. Laisse là cette obéissance à la mode, et donne-toi tout à fait aux études sérieuses. Je sais que tu te préoccupes de la noblesse et de la simplicité des maîtres de l’ancienne école allemande ; mais là aussi il faut éviter l’écueil sur lequel tant d’autres ont échoué déjà. Il faut, il est vrai, un sentiment profond, une grande force d’âme, qui puisse résister à la torpeur de l’art moderne, pour saisir l’esprit véritable des anciens grands maîtres et pour comprendre le sens de leurs œuvres. Alors seulement l’étincelle jaillira de l’âme, et créera des œuvres enfants de l’enthousiasme, dignes, sans aveugle imitation, du meilleur temps du moyen âge. Mais maintenant les jeunes gens s’imaginent, lorsqu’ils ont bourré une espèce de tableau biblique de figures desséchées, avec des visages d’une aune de long, des vêtements roides et à plis cassés, et une fausse perspective, qu’ils ont peint dans la manière des maîtres de l’ancienne école allemande. Ces imitateurs, assassins du génie, doivent être comparés à ce jeune paysan, qui met à l’église, pendant le Pater noster, son chapeau devant son nez, sans pouvoir en dire un mot par cœur, et se contente, au lieu de prononcer la prière qu’il ignore, d’en murmurer le rhythme confus.

L’orfèvre dit encore de belles et véritables choses sur le noble art de la peinture, et donna à l’artiste Edmond d’excellents conseils, tellement que celui-ci lui demanda, enfin tout pénétré, comment il pouvait se faire qu’il eût acquis tant de connaissances sans être peintre, et aussi pourquoi il vivait dans la retraite, au lieu de se faire remarquer dans les luttes d’art de toutes sortes.

— Je t’ai déjà dit, répondit l’orfévre d’un ton doux et sérieux, qu’une expérience longue, et en réalité incroyablement longue, a rendu mon œil et mon jugement plus sûrs. Quant à mon amour de la retraite, j’ai la certitude que j’avancerais partout des préceptes étranges, que non-seulement mon organisation, mais aussi le sentiment d’un pouvoir intérieur, qui me domine, imposeraient à mon esprit, et la vie tranquille que je mène à Berlin pourrait en être troublée. Je me souviens d’un homme, qui, à un certain point de vue, pourrait être mon aïeul, et qui est tellement en moi en corps et en âme, que l’idée bizarre me vient quelquefois que je suis cet homme : je veux parler de ce Suisse Léonard Turnhauser, qui vivait dans l’année 1532, à Berlin, dans la ville où nous sommes. Autrefois, tu le sauras, tout chimiste était alchimiste, et tout astronome était astrologue, et Turnhauser pouvait bien être l’un et l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’il accomplissait les choses les plus merveilleuses, et se montrait en outre un très-habile médecin ; mais il avait le défaut, pour étaler toutes ses connaissances, de se mêler à tout, toujours prêt pour le conseil et pour l’action. Cette conduite attira sur lui la haine et l’envie, comme il arrive au riche, dont la fortune est même bien acquise, de se faire des ennemis par un vain étalage de son luxe. On en vint à dire à l’électeur que Turnhauser pouvait faire de l’or ; et celui-ci, soit qu’il n’y comprit rien, soit poussé par d’autres motifs, lui défendit de se livrer à ses travaux.

Alors les ennemis de Turnhauser dirent à l’électeur : Voyez-vous comme ce misérable est un mauvais drôle rusé, il s’en va prônant des connaissances qu’il n’a pas, et il fait toutes sortes de jongleries magiques et de commerce de juif qu’il devrait payer par une mort infâme, comme l’israélite Lippold !

Turnhauser avait été orfèvre en effet, cela était certain, et maintenant on lui refusait la science qu’il avait exposée au grand jour. On prétendit même que les écrits remarquables, les savantes prophéties qu’il avait publiés n’étaient pas de lui et qu’il les avait achetés d’autres au poids de l’or. Enfin l’envie, la haine, la calomnie firent si bien, que lui, pour éviter le sort du juif Lippold, quitta Berlin en secret. Alors les maudits crièrent qu’il avait été rejoindre des papistes, mais c’était un mensonge : il se retira en Saxe, où il reprit son métier d’orfèvre sans dire adieu à la science.

Edmond se sentait étrangement attiré vers l’ancien orfévre ; et celui-ci récompensa la confiance respectueuse qu’il lui montrait en ce que non-seulement il resta pour lui dans ses études d’art un critique sévère mais de bon et solide conseil, mais parce qu’il lui apprit, quant à la préparation et au mélange des couleurs, certains secrets connus des anciens peintres.

Ainsi se forma, entre Edmond et le vieux Léonard, la liaison qui existe entre l’élève plein d’espoir et bien-aimé, et le maître plein