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» Du haut du ciel sombre des étoiles rayonnent et se mirent dans les sources des pleurs de rameur.

Le ravissement, les joies puissantes brisent le doux fruit sorti d’une semence amère, et le désir me fait signe des lointains violets ; mon être est noyé dans les douleurs de l’amour.

» L’écueil battu des tempêtes mugit entouré de rayons de feu ; mais le hardi nageur médite en son âme de se précipiter là-bas, dans le puissant et profond abîme,

» L’hyacinthe fleurit dans les campagnes voisines, le cœur fidèle s’épanouit et veut se faner. La plus belle des racines, c’est le sang du cœur.

» Ô Anna ! puissent, lorsque tu liras ce sonnet, tous les enthousiasmes célestes inonder ton être comme ils se sont emparés du mien lorsque j’ai écrit ces vers, et les ai relus ensuite dans une céleste extase aux sentiments harmonieux apportant le pressentiment d’une existence plus haute. Pense, oh ! pense, douce jeune fille, à ton fidèle et charmé

» Amandus de Nebelstern.

» P. S. N’oublie pas, ô noble jeune fille, lorsque tu me répondras, de m’empaqueter en même temps quelques livres de tabac de Virginie que tu choisiras toi-même. Il brûle bien et a meilleur goût que le porto-rico, que les étudiants fument ici lorsqu’ils vont faire une partie de cabaret. »

Demoiselle Annette pressa la lettre sur ses lèvres, et dit :

— Ah ! comme cela est aimable et beau ! Les jolis vers ! Ah ! si j’étais capable de les comprendre ! mais pour cela il faut être un étudiant. Que veut-il dire avec ses racines ? Ah ! il pensait sans doute, le charmant cavalier, aux grandes carottes rouges d’Angleterre, ou peut-être même au rapuntika.

Le même jour demoiselle Annette s’occupa à empaqueter le tabac et à confier au maître d’école douze plumes d’oie pour les tailler avec soin ; demoiselle Annette voulait essayer de répondre le jour même à la précieuse lettre. Mais au reste le potager se mit à sourire visiblement lorsque Annette en sortant de la cuisine le traversa en courant ; et si elle avait prêté la moindre attention, elle aurait entendu des voix bien légères lui crier :

— Déracine-moi, je suis mûre, je suis mûre, mûre !

Mais, comme nous l’avons dit, elle n’y prenait pas garde.


II.


Le sieur Dapfuhl de Zabelthau descendait ordinairement de son observatoire à l’heure de midi pour prendre avec sa fille un frugal repas, qui se passait rapide et silencieux ; car le sieur Dapfuhl n’aimait pas à parler. Demoiselle Annette ne l’ennuyait pas non plus de sa conversation, et cela d’autant plus volontiers que lorsque son père se mettait à rompre le silence c’était pour mettre en avant une foule de choses incompréhensibles et singulières qui brouillaient le cerveau à les suivre. Mais aujourd’hui ses sens étaient tellement surexcités par la floraison de son potager et par la lettre du bien-aimé Amandus, qu’elle parlait tour à tour et sans cesse de l’un et de l’autre. Le sieur de Zabelthau laissa enfin tomber cuiller et fourchette, et s’écria en se bouchant les oreilles :

— Ô quel bavardage insipide et insignifiant ! Mais lorsque demoiselle Annette se tut tout effrayée, il reprit avec ce ton lamentable qui lui était particulier ;

— Quant à ce qui a rapport au potager, ma chère fille, je sais depuis longtemps que la coïncidence des planètes est cette année très-favorable aux productions de ce genre et que l’homme aura en abondance les choux, les radis et la salade, afin que l’étoffe de la terre s’augmente et qu’elle conserve le feu de l’esprit du monde comme un pot bien fermé. Le principe gnomique résistera aux efforts ennemis du salamandre, et je me réjouis fort de manger des panais que tu prépares d’une manière remarquable. Quant à ce qui concerne le jeune Amandus de Nebelstern, je ne m’oppose pas à ce que tu l’épouses lorsqu’il reviendra de l’université. Fais-moi seulement avertir là-haut par Gottlieb lorsque tu iras t’unir à ton prétendu, afin que je vous mène tous les deux à l’église.

Le sieur Dapfuhl s’interrompit quelques instants et, sans regarder Annette, dont le visage était empourpré de joie, continua à frapper son verre avec sa fourchette, deux choses qu’il avait l’habitude de mener ensemble, et il ajouta :

— Ton Amandus est à mon idée un gérundium, et, je dois te l’avouer, ma chère Annette, j’ai tiré l’horoscope de ce gérundium. Les constellations lui sont toutes assez favorables. Il a Jupiter dans le nœud ascendant, que Vénus regarde en position hostile. Maintenant la carrière de Sirius traverse de part en part, et sur le point de séparation est un grand danger dont il sauvera sa fiancée. Le danger est lui-même sans cause, inexplicable parce qu’il vient en travers un être hétérogène qui paraît braver toute la science de l’astrologie. Il est certain, du reste, que le singulier état physique que les hommes appellent ordinairement démence ou folie rendra seul possible la délivrance faite par Amandus,

— Ô ma fille (ici le sieur Dapfuhl reprit de nouveau son ton lamentable) ! que toutefois ce pouvoir secret qui échappe à mes yeux de voyant vienne tout à coup dans ton chemin, de sorte que le jeune Amandus de Nebelstern n’ait pas à te sauver d’autre danger que de celui de devenir une vieille fille !

Le sieur Dapfuhl soupira plusieurs fois de suite profondément, et alors il reprit :

— Mais la carrière de Sirius coupe ce danger, et Vénus et Jupiter, auparavant séparés, se présentent de nouveau réunis ensemble.

Il y avait bien des années que le sieur Dapfuhl de Zabelthau n’avait tenu un aussi long discours, il se leva tout épuisé et remonta dans sa tour.

Le jour suivant Annette avait déjà de bonne heure terminé sa réponse à M. de Nebelstern ; la voici :


« Amandus mon bien-aimé !


» Tu ne peux t’imaginer la joie que ta lettre m’a faite. J’en ai causé avec mon père, et il a promis de nous conduire à l’église pour nos fiançailles. Tâche de revenir bien vite de l’université. Ah ! si je pouvais entièrement comprendre les vers délicieux qui riment si joliment ! Lorsque je les relis à voix haute, alors ils ont une consonance étrange, et je crois que je comprends tout, et puis tout devient de nouveau inintelligible et obscur ; et il me semble que je viens de lire des mots qui ne vont pas ensemble. Le maître d’école dit que cela doit être ainsi et que c’est la le beau langage nouveau. Mais, moi !… ah !… je suis une pauvre fille sans esprit. Écris-moi donc si je ne peux pas aussi étudier sans abandonner les soins du ménage, cela ne peut-il se faire ? Lorsque je serai ta femme j’attraperai quelque chose de ta science et ce nouveau et magnifique langage. Je t’envoie du tabac de Virginie, mon cher Amandus ; j’en ai bourré le carton de mon chapeau, autant qu’il pouvait en contenir, et j’ai coiffé de mon nouveau chapeau de paille le buste de Charlemagne, qui se trouve dans notre salle de réception.

» Ne ris pas trop, Amandus, moi aussi j’ai fait des vers, et ils riment bien. Écris-moi donc ce qui fait que l’on trouve les rimes sans avoir été jamais instruit. Écoute-les un peu. Je t’aime même dans l’absence et je voudrais être ta femme. Le ciel serein est tout bleu et le soir les étoiles sont d’or. C’est pourquoi il faut m’aimer toujours et ne pas me faire de chagrin. Je t’envoie du tabac de Virginie et je souhaite qu’il te fasse plaisir.

» Reçois-les favorablement ; quand je pourrai comprendre la langue élégante, je ferai mieux.

» Je t’embrasse cent fois en pensée, mon cher Amandus.

» Ta fiancée fidèle
» Anna de Zabelthau.

» P. S. J’allais encore oublier cela, fille sans mémoire que je suis ! Mon père te fait mille compliments, et il t’apprend que tu me sauveras un jour d’un grand danger. Je m’en réjouis bien fort et suis encore une fois

» Ta fiancée fidèle
» Anna de Zabelthau.

La demoiselle Annette se trouva débarrassée d’un pesant fardeau lorsqu’elle eut fini cette lettre, qui lui avait donné tant de peine. Elle se sentit toute joyeuse lorsqu’elle eut arrangé l’enveloppe, mis le cachet sans trop roussir le papier et se brûler les doigts, et qu’elle eut confié à Gottlieb pour les porter à la ville la missive avec le paquet de tabac, sur lequel elle avait assez distinctement peint un ne m’oubliez pas.

Après avoir donné ses soins à la volaille de la basse-cour, elle se rendit aussitôt à son lieu de prédilection, au jardin potager.

Lorsqu’elle arriva au champ de carottes, elle pensa qu’il était temps de s’occuper des gourmets de la ville et d’arracher les premières. Elle appela la servante pour l’aider dans ce travail ; demoiselle Annette s’avança d’un pas rempli de précautions jusqu’au milieu du champ et saisit une belle touffe de ces légumes, mais lorsqu’elle tira il s’éleva un son étrange. Que l’on n’aille pas penser à la racine de mandragore et à l’effroyable gémissement qui lorsqu’on l’arrache de la terre vient traverser le cœur des hommes, non ! le son qui semblait venir de la terre ressemblait à un rire amical.

Toutefois Annette lâcha la touffe, mais s’écria un peu effrayée :

— Ah ! qui donc se moque de moi ?

Mais n’entendant plus rien, elle saisit de nouveau les feuilles de la plante qui surpassaient toutes les autres en beauté et en grandeur et arracha gaillardement de terre, sans s’inquiéter des rires qui vinrent à recommencer, la plus belle et la plus tendre des carottes.

Mais en la considérant elle jeta un tel cri de joyeux étonnement, que la servante s’élança près d’elle et se mit à crier aussi comme elle en voyant un admirable et curieux objet. Un bel anneau d’or orné d’une brillante topaze était fortement attaché aux racines de la carotte.

— Eh ! s’écria la servante, ceci vous est destiné, mademoiselle Annette : c’est votre anneau de fiançailles, il faut le passer de suite à votre doigt.