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une misérable plume d’oie, sa maman une vile rave, mademoiselle doit sa puissance aux créatures ennemies, aux canailles venimeuses qui l’entourent.

— C’est une affreuse calomnie, s’écria Véronique les yeux brillants de colère, la vieille Lise est une femme remplie de sagesse, et le matou noir n’est pas une créature ennemie, mais un jeune élégant de belles manières et son cousin germain.

— Peut-il manger des salamandres sans se roussir la barbe et crever misérablement ? demanda Heerbrand.

— Non ! non ! s’écria l’étudiant, il ne le peut pas et il ne le pourra jamais : et le serpent vert m’aime, car j’ai un esprit naïf et j’ai vu les yeux de Serpentine.

— Le matou les lui arrachera, s’écria Véronique.

— Le salamandre vous vaincra tous.

— Tous ! mugit le recteur Heerbrand.

— Ah çà ! suis-je dans une maison de fous ? s’écria Paulmann, ne suis-je pas fou moi-même ? Quelles folies vois-je dire ! Oui, je suis fou aussi ! fou aussi !

Alors le recteur Paulmann bondit en l’air, arracha sa perruque, et l’envoya si fort au plafond, que les boucles meurtries en gémirent et envoyèrent en se déroulant des nuages de poudre de tous côtés. Alors le greffier Heerbrand et Anselme saisirent la terrine de punch et les verres et les jetèrent en l’air en poussant des cris de joie pendant que les débris sautillaient en résonnant.

— Vive le salamandre ! périsse la vieille ! brisez le miroir de métal ! arrachez les yeux au chat ! des petits oiseaux, des petits oiseaux dans les airs !

— Eheu ! eheu ! Evohe ! evohe ! Salamandre ! ainsi criaient les trois convives comme des possédés.

Francine s’enfuit en sanglotant, mais Véronique, écrasée de chagrin, tomba sur le sofa en pleurant à chaudes larmes. Alors la porte s’ouvrit et tout se tut tout d’un coup, et il entra un petit homme enveloppé d’un petit manteau gris. Son visage avait une gravité singulière ; il était surtout remarquable par un nez recourbé, sur lequel reposait une paire de lunettes telles qu’on n’en avait jamais vu. Il portait aussi une perruque qui semblait être un bonnet de plumes.

— Eh ! bonsoir ! dit d’une voix ronflante le petit homme singulier. Je trouve ici, n’est-ce pas, l’étudiant Anselme ? Bien des salutations de la part de l’archiviste Lindhorst, il a attendu en vain M. Anselme, ce matin, mais il le prie très-instamment de ne pas manquer demain l’heure convenue.

Et puis il sortit, et alors tout le monde s’aperçut que le petit homme était réellement un perroquet gris. Le recteur Paulmann et le greffier Heerbrand se mirent à rire de telle sorte que la chambre en tremblait, et Véronique pleurait et gémissait pendant ce temps comme si elle eut été saisie d’une violente douleur ; mais Anselme en éprouva une frayeur qui allait jusqu’au délire, et, sans savoir ce qu’il faisait, il s’échappa jusque dans la rue. Il trouva machinalement sa maison et sa petite chambre. Peu de temps après, Véronique se présenta chez lui et lui dit :

— Pourquoi vous êtes-vous si fort tourmenté pendant votre ivresse ? Gardez-vous surtout de nouveaux écarts de votre imagination pendant que vous travaillerez chez l’archiviste. Bonsoir, bonsoir, mon bon ami.

Et elle l’embrassa sur les lèvres.

Il voulait la prendre dans ses bras, mais le songe avait disparu, et il se réveilla plein de force et de gaieté. Il se mit à rire des effets du punch, mais lorsqu’il pensait à Véronique, il était pénétré d’une agréable sensation.

— C’est à elle seule que je suis redevable, se disait-il, de m’être débarrassé de mes singulières fantaisies. Vraiment j’étais comme celui qui s’imaginait être de verre ou celui qui gardait la chambre en se croyant un grain d’orge de peur d’être mangé par les poules ; mais aussitôt que je serai conseiller de la cour j’épouserai mademoiselle Paulmann et je serai heureux.

Lorsqu’à l’heure de midi il traversa le jardin de l’archiviste Lindhorst, il ne pouvait revenir de l’avoir trouvé singulier et plein de prodiges. Il ne voyait de toutes parts que des pots de fleurs très-ordinaires, comme des géraniums, des myrtes et autres. Au lieu de ces oiseaux brillants et variés qui s’étaient moqués de lui, il ne voyait voltiger çà et là que des oiseaux qui jetaient des cris inintelligibles aussitôt qu’ils apercevaient Anselme. La chambre bleue lui parut aussi tout autre, et il ne comprenait pas comment ce bleu cru et les troncs dorés contre nature de ces palmiers aux feuilles difformes et brillantes avaient charmé un moment ses yeux.

L’archiviste le regarda avec un sourire ironique et lui demanda :

— Eh bien ! mon cher monsieur Anselme, comment avez-vous trouvé le punch hier soir ?

— Ah ! dit Anselme tout honteux, votre perroquet vous a fait son rapport ; mais il s’interrompit en réfléchissant que l’apparition du perroquet n’avait aussi été qu’une erreur de ses sens.

— Eh ! interrompit l’archiviste, je me trouvais aussi là, ne m’avez-vous pas vu ? Mais j’ai été sur le point d’être victime de votre folle manière d’être, car j’étais encore assis dans la terrine lorsque le greffier la prit pour la jeter au plafond, et je n’eus que le temps bien juste de me réfugier dans la pipe du recteur. Et maintenant, adieu, monsieur Anselme, mettez de la diligence ! je vous donnerai un thaler pour la journée perdue d’hier ; jusque-là vous aviez bravement travaillé.

— Comment l’archiviste peut-il s’occuper de pareilles fadaises ! dit l’étudiant Anselme en lui-même ; et il s’assit à la table pour commencer la copie du manuscrit, que l’archiviste avait comme à l’ordinaire ouvert devant lui. Mais il vit sur le parchemin tant de traits singuliers qui se mêlaient et s’enroulaient ensemble et sans laisser à l’œil un point de repos en arrivaient à troubler la vue, qu’il regarda à peu près comme impossible d’imiter tout cela. Oui, en regardant le parchemin sans y fixer les regards il avait l’apparence d’un marbre veiné de mille sortes ou d’une pierre mouchetée par la mousse. Il voulut toutefois faire son possible, et mit tremper la plume dans l’encre de Chine ; mais l’encre ne voulut pas couler ; il secoua la plume avec impatience, et, ô ciel ! une grande tache tomba sur l’original. Un éclair bleu s’élança en sifflant et en mugissant de la tache même, et serpenta en craquant dans la chambre jusqu’au plafond. Alors une vapeur épaisse coula des murs, les feuilles commencèrent à s’agiter avec bruit comme si elles étaient secouées par l’orage, et il s’élança d’elles des basilics en flammes pétillantes qui incendièrent la vapeur que les masses de feu envoyaient autour d’Anselme en tourbillons. Les troncs d’or des palmiers devinrent de monstrueux serpents qui frappaient l’une contre l’autre leurs têtes épouvantables avec un bruit métallique et assourdissant et ils enveloppaient Anselme de leurs corps couverts d’écailles.

— Insensé, sois puni de ton crime odieux ! s’écria la voix terrible de Salamandre, qui, la couronne en tête, parut sur les serpents au milieu des flammes comme un éblouissant éclair, et des cataractes de feu crachèrent sur Anselme de leurs gueules entr’ouvertes, et les fleuves de feu parurent se condenser autour de son corps, et devinrent une masse solide et glacée ; mais tandis que les membres d’Anselme se roidissaient et devenaient de plus en plus étroits en se retirant ensemble, sa connaissance l’abandonna.

Lorsqu’il revint à lui, il ne pouvait plus se mouvoir, il était comme entouré d’une apparence brillante, contre laquelle il se cognait lorsqu’il voulait lever la main ou faire le moindre mouvement.

Hélas ! il était assis dans une bouteille de cristal bien bouchée, sur des tablettes de la bibliothèque de l’archiviste Lindhorst.


DIXIÈME VEILLÉE.


Souffrances de l’étudiant Anselme dans la bouteille de verre. — Vie heureuse des écoliers de la croix et des praticiens. — La bataille dans la bibliothèque de l’archiviste. — Victoire du salamandre et délivrance d’Anselme.


Je doute a bon droit, cher lecteur que tu te sois jamais trouvé enfermé dans une bouteille, à moins toutefois qu’un rêve ne t’ait ainsi féeriquement emprisonné. Si tu as eu un rêve pareil, alors tu comprendras plus vivement toutes les angoisses du pauvre étudiant Anselme. Mais, si tu n’as jamais eu un songe de ce genre, pour nous plaire, à Anselme et à moi, enferme toi un moment, à l’aide de ta fantaisie, dans le cristal. Te voilà entouré d’un éclat aveuglant, tous les objets qui t’environnent t’apparaissent entourés des couleurs de l’arc-en-ciel, tout tremble, vacille ou chancelle dans la chambre, tu nages, sans pouvoir te bouger, comme dans un air congelé qui t’oppresse de telle sorte que l’esprit ordonne en vain au corps inactif. Un poids immense oppresse de plus en plus la poitrine ; chaque mouvement de ta respiration dévore quelques parcelles du peu d’air qui joue dans l’étroit espace. Tes veines se gonflent, et, dans une crainte affreuse, chaque nerf tressaille en combattant la mort. Aie pitié, bon lecteur, du terrible martyre que souffrait Anselme dans sa prison de verre. Mais il sentait bien que la mort ne viendrait pas le délivrer, car il sortit du profond évanouissement où il était tombé à cet excès de douleur lorsque le soleil vint, clair et joyeux, regarder dans sa chambre et ses tourments recommencèrent.

Il ne pouvait pas remuer un seul membre, mais ses pensées frappaient le verre, qui l’étourdissait de son retentissement inharmonieux, et il ne distinguait, au lieu des mots que son esprit prononçait en lui-même, que le sourd murmure de la folie.

Alors il s’écria au désespoir :

— Ô Serpentine ! Serpentine ! sauve-moi de cet infernal tourment !

Et il fut comme environné de soupirs légers qui se plaçaient autour de la bouteille comme des feuilles vertes et transparentes de sureau, les sons cessèrent, le reflet aveuglant disparut, et il respira plus librement.

— Ne suis-je pas moi-même la cause de mon malheur ? N’ai-je pas été coupable envers toi, charmante Serpentine ? N’ai-je pas élevé sur toi de misérables doutes ? N’ai-je pas perdu la foi et avec elle tout, tout ce qui devait me rendre heureux ? Ah ! tu ne m’appartiendras jamais. Le pot d’or est perdu pour moi, je ne verrai plus de prodiges ! Ah ! je voudrais te voir encore une fois, chère Serpentine, entendre encore une fois ta voix si douce !