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la noblesse de la taille élevée de cette charmante personne. Qui pourrait décrire la finesse de sa peau, la blancheur de son teint, qui surpassait celle de la neige sur les arbres ; ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns et sa chevelure blonde et bouclée ? Revêtue d’un manteau de pourpre grise, qui flottait sur ses épaules, elle portait un épervier sur le poing et était suivie d’un lévrier. Il n’y avait dans la ville ni petit ni grand, ni jeune ni vieux qui n’accourût sur son passage, et tous ceux qui la voyaient étaient embrasés d’amour[1].

Les lais composés par Marie, au nombre de quinze, sont de petits poëmes en vers de huit syllabes, rimant deux à deux comme les grands romans du cycle d’Artus et faits pour être chantés avec accompagnement de harpe et de vielle :

De cest cunte k’oï avez
Fu Gugemer le lai trovez,
Qu’hum dist en harpe e en rote,
Boine en est à oïr la note[2].

Les lais d’Audefroy le Bâtard sont de véritables romances, que l’on mettait aussi en musique[3]. Le sujet des lais est emprunté au cycle d’Artus ; ce sont pour ainsi dire de simples épisodes dans lesquels sont racontées les prouesses de chevaliers bretons[4]. Ces lais sont intéressants, et se font remarquer par un heureux emploi du merveilleux. C’est ainsi qu’on y voit figurer les fées de l’île de Sein, de la forêt de Brecheliant, et l’enchanteur Merlin, si célèbre chez les peuples de l’une et l’autre Bretagne. Marie ne s’en élève pas moins contre ceux qui prétendent que les lais sont des récits de pure imagination, et dit qu’elle a puisé les siens dans les aventures qui ont été chantées en Bretagne et ailleurs, et dont les textes originaux sont conservés à Carlion, ville du Glamorgan, au pays de Galles, imitant en cela les trouvères, qui affirmaient que les textes des chansons de gestes étaient déposés dans les archives de l’abbaye de Saint-Denis. Les motifs qui ont porté Marie à écrire sont on ne peut plus louables. « L’homme qui veut se garder des vices, dit-elle, doit s’appliquer à l’étude, s’instruire et entreprendre des ouvrages de longue haleine. Pour cette raison je me sentais disposée à composer quelque histoire utile et à traduire du latin en roman ; mais bientôt je compris que ce genre de travail me ferait peu d’honneur, à cause du grand nombre de ceux qui s’y sont appliqués. Je me déterminai donc à m’occuper des lais que j’avais entendu raconter, persuadée qu’on les avait faits pour conserver la mémoire de ces récits. Je ne veux par les laisser dans l’oubli ; je les ai rimés, en ai composé de petits poëmes. C’est en votre honneur, noble et puissant roi (Henri III), que je les ai rassemblés, et la reconnaissance me fait un devoir de vous en faire hommage[5]. Je vous raconterai assez rapidement les aventures réelles dont les Bretons ont fait leurs lais[6]. » Notre trouvère montre une grande affection pour ses ouvrages, et craint de les voir déprécier. Elle traite fort rudement les critiques et les envieux, qui, entendant faire l’éloge d’une personne de mérite, s’empressent d’en dire du mal et font leurs efforts pour ternir sa réputation ! imitant en cela la coutume du mauvais chien lâche et hargneux, qui mord les gens en traître ! « Quoi qu’il en soit, je ne renoncerai point à moins travail. Si les bavards ou les médisants veulent m’en blâmer, peu m’importe : c’est leur métier de dire du mal. » Jalouse de sa renommée, c’est pour laisser un souvenir d’elle que Marie se nomme ; car il pourrait bien arriver que d’autres trouvères eussent le dessein de s’emparer de son ouvrage ; et elle veut empêcher qu’un autre ne se l’attribue. Elle ajoute : « Celui qui s’oublie a tort ». 48.[7]. De trop fréquents exemples prouvent combien les craintes, de Marie étaient fondées. Les plagiaires étaient déjà très communs au treizième siècle. Wace, Denis Pyrame, Brunetto Latini et une foule d’autre poètes et prosateurs ont été victimes de ces forbans littéraires. Marie s’est chargée de mettre en roman, sous le titre d’Izopet, un recueil de fables que le roi Henri I er, surnommé Beau Clerc, avait traduites en anglais. Ces fables sont aunombre de cent trois ; trente-et-une seulement appartiennent à Ésope, et la plupart des autres à un auteur latin du nom de Romulus. Les grâces, la clarté, la naïveté de style de Marie se reproduisent dans cette traduction, écrite dans le même mètre que les lais, le seul que Marie ait employés. Notre poète semble avoir terminé sa carrière littéraire par l’espèce de légende que Roquefort a publiée sous le titre de Purgatoire de saint Patrice. Elle y raconte les aventures merveilleuses d’un chevalier irlandais nommé Owen qui en expiation de ses péchés descend dans cette caverne, objet de tant de superstitions, il est témoin des tourments que souffrent les pécheurs et du bonheur qu’y goûtent les justes dans le paradis. Il y a loin sans doute de cette légende aux poëmes de Virgile et de Dante ; mais elle présente un certain intérêt, surtout en raison de l’époque de sa composition.

P. Chabaille.

Cl. Faucliet, Recueil de l’Origine de la Langue et Poésie françoises. — Estienne Pasquier, Recherches de France. — L’abbé de La Rue, Essais historiques sur lesBardes, les Jongleurs et les Trouvères. — Legrand d’Au-

  1. Roquefort, Poésies de Marie de France, t. I, p. 245.
  2. Poésies de Marie de France, t. I, p. 112.
  3. Ils ne ressemblent en rien aux lais dont Eustache Deschamps trace les règles au quatorzième siècle, dans son Art de Dictier, ni aux lais simples ou renforcés cités dans l’Art de Science et Rhétorique, par Henri de Croy. Voir Poésies gothiques françaises ; Paris, Silvestre, 1830-1832.
  4. Le lai du Chèvre-feuille, par exemple, est tiré du Roman de Tristan.
  5. Prologue des lais, Roq., t. I, p. 42, 46.
  6. Roq., 1, 50.
  7. Otez, segneurs, ke dit Marie
    Ki en son teiis pas ne s’ublie.


    Lai de Gugemer, Début. Roquefort, t. I, p. 48.