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de l’âme est à l’agonie... On n’entend que râle et gémissements... Et le vieux Lampe, spectateur affligé de cette catastrophe, laisse tomber son parapluie ; une sueur d’angoisse et de grosses larmes coulent de son visage. Alors Emmanuel Kant s’attendrit, et montre qu’il est non-seulement un grand philosophe, mais encore un brave homme ; il réfléchit, et dit d’un air moitié débonnaire, moitié malin : « Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme... Or, l’homme doit être heureux en ce monde ; c’est ce que dit la raison pratique... Eh bien, soit ! que la raison pratique garantisse donc l’existence de Dieu. » « En conséquence de ce raisonnement, Kant distingue entre la raison théorique et la raison pratique, et, à l’aide de celle-ci, comme avec une baguette magique, il ressuscite le Dieu que la raison théorique avait tué (1)[1]. »

Il s’est formé à Kœnigsberg, une Société kantiste, qui se réunit au moins une fois par an, le 22 avril, pour célébrer l’anniversaire du grand philosophe. C’est cette société qui, sous les auspices de Ch. Rosenkranz et de F.-G. Schubert, a donné une édition des œuvres complètes (Sämmtliche Werke), en 12 vol. in-8o ; Leipzig (Voss), 1838-1842. Malheureusement les éditeurs n’ont suivi, dans le classement des nombreux écrits de Kant, ni l’ordre chronologique, ni l’ordre de matières. Nous analyserons dans chaque volume l’œuvre la plus importante, en nous bornant à une simple indication des autres travaux qui y sont contenus.

Dans le premier volume, intitulé Kleine logisch-metaphysische Schriften (Petits écrits logico-métaphysiques), nous signalerons un mémoire, fort peu connu, sur l’introduction de l’idée des quantités négatives dans la philosophie (Versuch den Begriff der negativen Grössen in die Weltweisheit ein zuführen) (2)[2]. Si ce mémoire, publié pour la première fois en 1763 (Kœnigsberg, 72 pages in-8o), a passé jusqu’ici presque inaperçu, cela tient à la difficulté du sujet, que l’auteur lui-même ne se dissimule pas. Il commence par mettre un grand nombre d’erreurs commises par les philosophes sur le compte de leur ignorance en mathématiques. « On a tort, dit-il, de rejeter l’idée de l’infiniment petit comme purement fictive on imaginaire. La nature elle-même semble nous y conduire : ainsi, le passage du repos au mouvement d’un corps par l’action continue de la pesanteur doit être infiniment petit (3)[3]. Si Crusius avait eu le


sens mathématique, il n’aurait pas taxé de ridiculement fausse l’idée de Newton comparant la force qui d’attractive, peut, suivant la distance des corps, devenir répulsive : dans les séries continues, les quantités positives cessent là où commencent les quantités négatives. « — Pour Kant, comme du reste pour tous les vrais mathématiciens, les quantités négatives sont tout aussi réelles que les quantités positives ; elles sont égales, mais opposées les unes aux autres (1)[4]. La preuve encore qu’elles sont très-réelles, c’est qu’elles donnent lieu aux mêmes opérations que les quantités positives. Aussi ne faut-il jamais perdre de vue la double valeur attachée aux signes + et —, qui peuvent être à la fois signes de quantité (positive et négative) et signes d’opération (addition et soustraction) (2)[5]. En un mot, une quantité n’est positive ou négative que suivant la position ou la direction qu’elle occupe vis à-vis d’une autre : une dette, qui diminue les revenus du débiteur, augmente d’autant, si elle est acquittée, les revenus du créancier. Tout dépend du point de vue où chacun se place. Il n’y a donc pas contradiction ni négation, mais opposition, ce qui est bien différent. L’auteur rappelle ici, avec beaucoup d’à-propos, les pôles du magnétisme et de l’électricité ; il suppose la même polarité à la chaleur, et indique même quelques expériences propres à vérifier cette hypothèse. Enfin, il arrive à formuler cette proposition hardie : le monde est un ensemble de phénomènes positifs et négatifs coordonnés de telle façon que leur somme est toujours la même, a — a = 0, et qu’il n’y a jamais excès dans aucun sens.

Les autres écrits du même volume, dont plusieurs sont en latin, ont pour titres : Principiorum primorum cognitionis metaphysicae nova Dilucidatio (3)[6] ; c’est la reproduction de la thèse inaugurale que Kant soutint, le 27 sept. 1755, devant la faculté de philosophie de Kœnigsberg, lors de son entrée dans le corps enseignant. C’est une thèse soutenue d’après les principes de l’école de Leibnitz et de Wolf : on n’y voit pas encore percer le système philosophique de l’auteur ; — Versuch einiger Betrachtungen über den Optimismus (Quelques réflexions sur l’Optimisme) (4)[7] : c’est le simple programme du cours de philosophie fait par l’auteur pendant le semestre d’hiver de 1759 ; il termine par ces mots : « En regardant autour de moi, muni de ma faible intelligence, je puis me convaincre de plus en plus que le Mieux c’est le Tout, et que chaque partie est bonne en vue du Tout ; — Die falsche Spitz-

  1. (1) H. Heine, De l'Allemagne, p. 131 (nouvelle édit., Paris. 1855).
  2. (2) Vol. 1, pag. ll5-160.
  3. (3) On sait que le même pendule bat plus vite à une grande profondeur qu’à la surface du sol. S’il faut, par exemple, 1,000 mètres pour que la différence devienne sensible, et que cette différence soit d’un dixième de seconde, on comprendra qu’à un mètre seulement de profondeur elle soit tout à fait inappréciable, bien qu’elle soit très-réelle. Voilà une des meilleures images de l’infiniment petit.
  4. (1) C’est pourquoi le 0 n’est autre chose que le point de rencontre de deux quantités égales et opposées.
  5. (2) « Ceux qui définissent, ajoute ici Kant, une quantité négative comme au-dessous de rien ou moins que rien, disent une chose absurde. » Cette remarque, parfaitement fondée, s’adressait particulièrement à Euler.
  6. (3) Vol. I, pag. 3-44.
  7. (4) Ibid., pag. 47-54.