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mais celui-ci ne se règle pas, comme on l’avait cru jusque alors, sur celui-là. C’est ainsi que le grand philosophe se persuadait avoir fait en philosophie une révolution analogue à celle que Kopernik avait faite en astronomie (1)[1]. Tels sont les principes généraux de la philosophie de Kant. Dans l’examen et la discussion de ces principes, l’auteur, à force d’être profond, devient obscur ; il s’est créé une terminologie spéciale, et fait perdre facilement le fil des idées à un lecteur inexpérimenté, peu au courant de l’extrême flexibilité de l’idiome germanique (2)[2]. Ce qui ressort le plus clairement de la distinction des phénomènes et des noumènes, de la dialectique transcendentale, des paralogismes et des antinomies de la raison pure, enfin des derniers chapitres de cet ouvrage célèbre, c’est que l’auteur dénie à la raison pure la possibilité d’atteindre légitimement ce qu’il importe surtout à l’homme de connaître, Dieu, l'immortaliié de l’âme et la liberté.

Après avoir montré dans la Critique de la Raison pure que l’homme est incapable d’arriver par le dogmatisme spéculatif à la démonstration des hautes vérités de la métaphysique et de la religion, Kant fait voir dans la Critique de la Raison pràiique (Kritik der praktischen Vernunft), la possibilité d’y atteindre par la pratique du devoir. Dans cette pratique, il ne faut tenir compte que de la pureté de l’intention libre, dégagée de toute entrave et étrangère à tout penchant ou intérêt personnel. En voici un exemple : c’est un devoir pour chacun de conserver sa vie ; mais la satisfaction de ce devoir n’est que celle d’un instinct : elle n’a aucune valeur morale. Supposé maintenant que la vie devienne intolérable par suite de chagrins ou de misères accumulés ; la supporter dans ces conditions, qui pour d’autres deviendraient une cause de suicide, c’est imprimer au devoir son vrai cachet, celui de l’exercice de la liberté pure. Autre exemple : la bienfaisance est un devoir ; il ne manque pas d’âmes charitables qui, toute vanité à part, éprouvent autant ou même plus de plaisir à donner que d’autres à recevoir. Mais quelque aimables qu’ils soient, leurs actes ne sont pas tout à fait désintéressés : ce sentiment de plaisir entache la pureté du devoir. C’est dans cette pureté d’action, en quelque sorte surhumaine, que le grand philosophe croit avoir trouvé le fil mystérieux qui nous rattache à l’absolu, à l’infini, à Dieu, à l’immortalité. Le monde


moral, bien qu’il ne tombe pas sous les sens comme le monde matériel, doit être admis comme une conséquence nécessaire de notre conduite sur la terre. Mais, même en pratiquant le devoir dans toute sa rigueur, sommes-nous heureux en ce monde ? Car, en définitive, tout en nous tend vers !e bonheur, et le bonheur est à la pratique de la morale ce que le savoir est à l’étude des choses sensibles. Or, le rapport nécessaire entre la morale et le bonheur n’ayant pas lieu sur cette planète, il faut qu’il y ait un autre monde. Donc, Dieu et une vie future sont deux croyances qui, d’après des principes immuables, se lient inséparablement aux devoirs que nous impose la raison pure. La valeur universelle de la morale (devoir) et sa nécessité interne nous conduisent donc à la conception d’une cause première et d’un sage régulateur du monde.

Mais si nous sommes, par cette voie, parvenus à l’idée d’un être suprême, nous ne devons pas, en retour, prendre cette même idée pour point de départ et considérer les lois de la morale comme des productions accidentelles, arbitraires, d’une volonté mystérieuse et supérieure, d’une volonté dont l’examen préalable de nos facultés nous avait seulement fait soupçonner l’existence. Ce n’est pas parce que la morale est obligatoire qu’il faut la regarder comme commandée par Dieu ; c’est plutôt parce que la voix de la conscience nous dit de faire notre devoir, que la morale est un commandement de Dieu. C’est ainsi que, sans recourir à des recherches surnaturelles et transcendantes, nous arrivons,par l’examen des lois mêmes de notre conduite, à nous former une idée de Dieu. Si nous croyons cette idée vraie, c’est parce qu’elle s’accorde parfaitement avec les principes qui font agir la raison. C’est donc toujours à la raison pure, mais dans son usage pratique et moral, que nous sommes redevables d’une connaissance qui domine notre destinée, connaissance que la spéculation peut bien supposer comme probable, mais que le devoir (morale) nous impose comme nécessaire. Tel est, en résumé, le sens de la Critique de la Raison pratique, dont la publication est de sept ans postérieure à celle de la Critique de la Raison pure (1)[3].

C’est à tort qu’on a voulu voir là une sorte de rétractation : le philosophe aurait reculé devant les conséquences sceptiques de son système. D’autres y ont même trouvé matière à persiflage. « Kant, dit Heine, a jusqu’ici pris la voix effrayante d’un philosophe inexorable qui a passé toute la garnison du ciel au fil de l’épée. Vous voyez étendus sans vie les gardes du corps ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques ; il n’est plus désormais de miséricorde divine, de bonté paternelle, de récompense future pour les privations actuelles ; l’immortalité

  1. (l)Voy. la préface de la 2e édition de la Critique de la Raison pure. La traduction française de cette préface, (détachée de la traduction manuscrite) conservée par M. Cousin de l’ouvrage entier, a été donnée par nous dans L’Époque, revue mensuelle, année 1835. La traduction complète de cet ouvrage a été donnée depuis par M. Tissot (Paris 1836).
  2. (2) A notre avis, il n’existe pas encore en français, n’en deplaise à M. Cousin, une analyse bien claire et complète du système de Kant. L’auteur de la Philosophie de Kant (Paris, 1837, 3e édit), est loin de distinguer nettement les points culminants des détails accessoires, et, en mêlant à son analyse des critiques inopportunes, il embrouille toutes les questions.
  3. (1) Comparez l'Examen de la Philosophie de Kant par l’auteur de cet article dans l'Époque (Hevue mensuelle), année l835, p. 297.

NOUV. BIOGR. GÉNÉR. T. XXVII. 14