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attendait[1] la compagnie invitée à dîner, car il ne pouvait souffrir de dîner seul ; et un jour, aucun de ses amis n’ayant pu venir, il voulut que son domestique allât au hasard inviter le premier passant dans la rue. Le dîner durait d’une heure à trois et quelquefois davantage. La conversation roulait sur les objets les plus variés, la philosophie exceptée ; les nouvelles politiques, les voyages de Hornemann en Afrique et d’Alex de Humboldt en Amérique, les découvertes récentes de physique et de chimie, défrayaient les propos de table de l’illustre hôte. Il revenait souvent sur le rôle que l’électricité atmosphérique lui semblait devoir jouer dans les phénomènes de la vie ; il attribuait, par exemple, à cette influence, l’espèce de mortalité qui régnait alors parmi les chats à Breslau, à Vienne, et à Copenhague. Il trouvait que l’électricité influe aussi sur la forme des nuages ; il supposait même qu’elle était la cause de ses pesanteurs de tête ; et il espérait qu’avec un changement de temps cette indisposition passerait. Il éludait toute objection contre sa théorie favorite ; et, comme elle lui était un motif de consolation, ses amis ne cherchaient guère à le contredire. Il aimait surtout à s’entretenir avec de jeunes savants et des médecins. Après dîner, il s’était prescrit, comme une règle de santé, de se livrer à l’exercice modéré de la promenade (1)[2]. « Je ne crois pas, dit H. Heine, que la grande horloge de la cathédrale de Kœnigsberg ait accompli sa tâche avec plus de régularité que son compatriote Kant. Les voisins savaient exactement qu’il était trois heures et demie quand Emmanuel Kant, vêtu de son habit gris, son jonc d’Espagne à la main, sortait de chez lui et se dirigeait vers la petite allée de tilleuls qu’on nomme encore à présent, en souvenir de lui, l’Allée du Philosophe. Il la montait et la descendait huit fois par jour, en quelque saison que ce fût, et, quand le temps était couvert ou que les nuages annonçaient la pluie, on voyait son domestique, le vieux Lampe, qui le suivait d’un air vigilant et inquiet, le parapluie sous le bras. Si les bourgeois de Kœnigsberg avaient pressenti toute la portée de cet homme et de sa pensée destructive de toute divinité, ils auraient éprouvé à sa vue un frémissement bien plus horrible qu’à la vue d’un bourreau, qui ne tue que des hommes. Mais ces braves gens ne virent jamais en lui qu’un professeur, et, quand il passait à l’heure dite, ils le saluaient respectueusement et réglaient d’après lui leur montre (2)[3]. Kant donnait deux raisons de sa promenade : d’abord, il désirait méditer à son aise ; ensuite, il voulait a respirer seulement par le nez, en tenant la bouche fermée, afin que l’air


eût le temps de s’adoucir avant d’arriver aux poumons ». C’était un conseil d’hygiène qu’il donnait à tous ses amis : il prétendait par là éviter la toux et le rhume. Au retour de la promenade, il lisait les journaux savants et les feuilles politiques. A six heures, il se remettait au travail. Hiver et été il s’asseyait toujours auprès du poêle, place d’où il pouvait voir à travers les fenêtres la tour du vieux château de Kœnigsberg : ses yeux s’y reposaient avec plaisir ; et quand, dans les derniers temps de sa vie, les peupliers d’un jardin voisin lui ôtèrent cette perspective, cela troubla les méditations du bon vieillard. Pour être agréable à Kant, le propriétaire du jardin fit couper la cime de ses peupliers, en sorte que le philosophe put revoir sa vielle tour et reprendre en paix le cours de ses réflexions. Il écrivait sur de petits papiers les idées les plus remarquables qui lui venaient. Il terminait sa soirée par des lectures, et, sans jamais souper, se couchait à dix heures. Ce quart d’heure avant de se mettre au lit, il secouait toute idée qui aurait pu troubler son sommeil ; car la moindre insomnie lui était extrêmement pénible. Dans les plus grands froids, il couchait dans une chambre sans feu ; les fenêtres en étaient toujours fermées été ou hiver, et il ne voulait pas que la lumière y pénétrât jamais (1)[4]. Ce défaut d’air renouvelé était pourtant bien contraire à tous les principes de l’hygiène. Mais les philosophes entendent la médecine autrement (voy. Descartes). Vers la fin de 1801, à la suite d’une chute, Kant suspendit ses promenades ; et, dès ce moment, sa santé allait rapidement en déclinant. Des lueurs soudaines ranimaient encore parfois son intelligence. Ainsi, un jour, parlant du péché originel, il disait à son ami Hasse : « Il n’y a pas grand chose de bon dans l’homme : chacun hait son voisin, cherche à s’élever au-dessus de lui, est plein d’envie, de malice et de vices diaboliques : Homo homini non Deus, sed diabolus. Que chacun sonde sa conscience. » Depuis très-longtemps il avait perdu l’usage de l’œil gauche ; on ne s’en apercevait que quand on le savait ; il n’aimait pas à en parler, et prétendait même qu’on ne voyait pas mieux avec deux yeux qu’avec un seul, et que la vision en se retirant de l’un se fortifiait dans l’autre. Au milieu de 1803, l’œil droit aussi s’affaiblit. Kant fut dès lors obligé de renoncer à toute lecture et à toute écriture : le dernier mot qu’il écrivit fut sa signature apposée au bas d’une procuration générale donnée à son ami et disciple Wasianski. Bientôt sa mémoire s’affaiblit à son tour : il ne pouvait plus trouver les expressions de la vie commune ; mais, chose étrange, dans sa plus grande faiblesse, il parlait encore avec une précision étonnante de tout ce qui se rapportait à l’histoire naturelle, à la chimie, à la géographie physique et aux mathématiques : il
  1. mourait avant l’âge. Il disait : « C’était probablement un buveur de bière. » (M. Cousin, Dernières années de Kant, p. 10.
  2. (1) Voy. M. Cousin, Kant dans les dernières années de sa vie ; Paris, 1887.
  3. (2) H. Heine, De l’Allemagne, t. 1er, p. 11-120, éd. De Paris, 1655.
  4. (1) Voy. M. Cousin, ouvrage cité, p .8.