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complètement antipathique : quant au latin, il l’apprit à peine, ce qui devait lui nuire pour tout l’enseignement, puisque les cours supérieurs se faisaient en latin. Les classiques de sa propre langue lui restèrent inconnus, excepté l’Arioste, qu’il lut en cachette, et quelques littérateurs du jour. Il nous raconte lui-même qu’étant encore enfant, il fit un sonnet sur la beauté d’une dame que son oncle affectionnait, et que cet oncle, dans sa jalousie, étouffa par ses moqueries la verve naissante du poète imberbe.

En 1763, Alfieri commença l’étude du droit : les exercices corporels qu’on fait d’ordinaire prendre aux adolescents lui furent à charge, excepté l’équitation, dont le goût devint chez lui une véritable passion. La danse lui répugnait, surtout parce que les Français « donnaient, comme il disait, le ton dans ces mouvements de marionnettes. » Une maladie de peau, dont il fut plus tard atteint, continuait à nourrir en lui son penchant pour la solitude, jusqu’à ce que la mort de son oncle l’ayant laissé maître presque absolu d’une fortune considérable à l’âge de seize ans, il prit le goût de la société et de la dissipation. Il lut quelques romans français, et avec ses compagnons de plaisirs il ne parlait que le français, tout en gardant ses préjugés sur la nation dont il préférait alors la langue. En 1766 il quitta l’université, à peu près dans l’état d’ignorance où il y était entré. Il voulut ensuite suivre la carrière militaire ; mais son humeur vagabonde ne pouvait se plier à la subordination.

Il prit alors la résolution de voyager. Il traversa l’Italie sans attacher le moindre intérêt aux merveilles de l’art qu’il avait sous les yeux ; et les plaisirs qui s’offraient à lui de toute part ne le captivaient pas. Parmi les femmes il ne recherchait alors que celles qui avaient de la pudeur, et il ne plaisait, dit-il, qu’aux effrontées ; de sorte que son cœur resta sans attachement. « Ce n’est que plusieurs années après, écrit-il, que j’ai remarqué que mon mécontentement avait sa source dans le besoin, non satisfait, de pouvoir occuper en même temps mon cœur d’un amour digne, et mon esprit d’un travail noble et de haute portée : tant que je n’ai pu réuuir ces deux choses, je n’ai éprouvé que des malaises et du dégoût. » Continuant d’aller ainsi à l’aventure, il tâchait de remplir le vide de son âme par des distractions souvent vulgaires.

Il quitta sa patrie, et vint à Paris. Là tout lui déplut, y compris les habitants ; de Paris il passa en Angleterre, et il y trouva, sans doute par contraste, tout dans la perfection ; il y crut voir du naturel et rien de convention. Il séjourna aussi quelque temps en Hollande, puis il retourna en Italie.

Ces voyages avaient donné une secousse salutaire à son esprit. Il se mit alors à lire beaucoup d’ouvrages français. La Nouvelle Héloise lui parut un ouvrage froid ; le Contrat social, il ne le comprit point. La prose de Voltaire le charma,


mais il n’en goûta pas les vers. Le livre qui l’impressionna le plus, ce fut Plutarque : il s’enthousiasmait pour ces grands hommes de l’antiquité.

Puis il s’ennuya de nouveau. Pour se distraire, il recommença un second voyage en 1767. Il traversa l’Allemagne ; il n’alla pas faire visite à Métastase, l’ayant vu, disait-il, faire des révérences trop profondes à la cour. Frédéric le Grand lui parut un despote haïssable. Les pays du Nord, la Suède surtout avec sa nature sauvage majestueuse et silencieuse à la fois, lui semblaient sublimes. Il retourna en Angleterre en 1771 ; il y noua avec une dame du grand monde des relations qui firent quelque bruit, et se rendit de là en Espagne. Il n’y cherchait guère que les moyens de satisfaire sa passion toujours aussi vive pour les chevaux. Il contracta à Lisbonne une amitié durable avec l’aimable et savant abbé Caluso ; enfin il fut de retour à Turin le 16 juin 1775.

Dans la compagnie de quelques amis, il composa d’abord en français quelques écrits légers, qui furent abandonnés bientôt. Son talent littéraire ne se manifesta sérieusement qu’en 1775, à la suite d’une aventure vraiment singulière. Il s’était laissé prendre aux séductions d’une femme de haute naissance, mais sans mœurs : ne pouvant se soustraire à ces charmes qui lui pesaient, il lui vint à l’idée de se faire lier à son fauteuil par son valet de chambre, de manière à ne pouvoir quitter son cabinet. Dans l’ennui de cette situation il fit un sonnet, qu’il envoya au père Paciandi, qui l’en loua et lui envoya à lire une tragédie du cardinal Delfino, intitulée Cléopâtre. Alfieri trouva tant d’analogie entre sa position et celle d’Antoine, qu’il s’échauffa tout à coup pour ce sujet : il se décida à le reprendre en seconde main, afin d’y mettre à nu les passions qui l’agitaient lui-même. Sa guérison complète fut le résultat de ce travail, qui lui réussit. Il composa sa Cléopâtre, espèce de tragédie qui fut jouée à Turin le 16 juin 1775, avec une petite pièce (les Poètes) où l’auteur se parodiait lui-même. Le succès de ce double essai, quoique borné à deux représentations, fut pour lui l’époque d’une nouvelle vie. Cependant il eut encore bien des obstacles à surmonter : il ne connaissait pas les règles de l’art dramatique ; il ne savait même que médiocrement le français, peu l’italien, et à peine le latin. Il entreprit d’oublier entièrement la première langue, d’apprendre parfaitement la seconde, et assez la troisième pour entendre les auteurs.

Retiré dans les montagnes de la Savoie, il se mit à lire Dante, qui le frappa beaucoup par sa mâle hardiesse, et fit des études consciencieuses sur les prosateurs italiens du treizième et quatorzième siècle. Pour châtier son style, il alla en Toscane apprendre le dialecte pur de ce pays ; il se lia avec des littérateurs de mérite, et sut se garder du mauvais goût du jour. Les auteurs latins ne furent pas oubliés : ne les comprenant pas, il prit