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sans exciter le même enthousiasme, sans donner lieu aux mêmes démonstrations. Il sut encore contenir ses troupes par la plus exacte discipline, et respecter un peuple encore grand dans son malheur. Cependant il consentit à se dépouiller de quelques districts enclavés dans ses anciennes frontières, et qui se trouvaient à la convenance des vainqueurs. C’est pendant son séjour à Paris, et dans des conférences tenues avec Mme de Krudner, qui, depuis une première entrevue à Heilbronn, le suivait partout, qu’il mûrit un plan d’alliance que ses sentiments religieux lui avaient suggéré : ce plan, destiné en apparence à faire triompher dans les relations entre les peuples les principes moraux consacrés par le christianisme, n’était en réalité qu’un moyen de mieux surveiller les peuples, et pour les rois un bouclier contre les tendances libérales qui se produisaient partout. Le traité conclu entre les empereurs de Russie et d’Autriche et le roi de Prusse, et que le nom de Sainte-Alliance a rendu si fameux, porte évidemment l’empreinte des idées religieuses d’Alexandre. Son préambule est digne des décrets d’un concile ; et c’est une chose singulière que ce traité politico-théologique conclu par trois souverains, tous d’une religion différente. Le ton de componction qui y règne passa bientôt dans la vie et dans les actes de l’autocrate, et fut entretenu en lui par les prédications de Mme de Krudner, qu’il écoutait alors avec complaisance, bien qu’il la traitât plus tard avec sévérité. Rien ne caractérise mieux l’état moral de l’autocrate à cette époque qu’un aveu qu’il fit à M. Empeytaz, ministre protestant, et compagnon de voyage de la nouvelle prophétesse. « Dans le conseil, lui dit-il, toutes les fois que ses ministres étaient partagés d’opinion et qu’il était difficile de les mettre d’accord, il priait Dieu, et avait presque toujours la satisfaction de voir se rapprocher les opinions en proportion de la ferveur qu’il apportait à sa prière. » (Voy. Empeytaz, Notice sur l’empereur Alexandre.)

Le 26 octobre 1815, Alexandre fut de retour à Saint-Pétersbourg, où, peu de jours après, il maria son frère Nicolas à l’une des filles de son allié et ami, le roi de Prusse. Puis il partit pour Varsovie, capitale du royaume conquis, auquel il se montra pour la première fois comme roi, tenant en main une constitution qui aurait pu suffire aux besoins des Polonais, si la nomination du grand-duc Constantin comme gouverneur militaire n’en avait pas tout aussitôt affaibli le bienfait, et si l’exécution n’en eût pas été suspendue presque immédiatement. Depuis, plusieurs années de paix permirent à Alexandre de reporter son attention sur les affaires intérieures de son empire ; mais la multiplicité d’abus qu’il y découvrit, le travail immense auquel aurait donné lieu la réforme qu’elles réclamaient, les obstacles qu’il rencontrait à chaque pas, et le quiétisme religieux dans lequel il était tombé, paralysèrent ses efforts. Toutefois il provoqua l’abo-

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lition de la servitude en Courlanrle, dans la Livonie et dans l’Esthonie ; et quand, en 1819, les députés de la noblesse livonienne vinrent lui demander la sanction de cette mesure pliilanthropique, il leur dit ces paroles remarquables : « Vous avez agi dans l’intérêt de notre siècle, dans lequel, pour fonder le bonheur des peuples, il faut des intentions libérales. » De plus, il parcourut encore tout l’intérieur du pays, créa une banque du commerce, soutint l’historien Karamzindans sa grande et laborieuse entreprise, s’occupa avec ardeur de la navigation et de marine russe, encouragea l’industrie en permettant aux paysans d’élever des fabriques, travailla à diminuer la dette dont la Russie était chargée ; enfin il exila les jésuites des deux capitales, avant de leur interdire tout l’empire. C’est aussi dans cet intervalle qu’il fonda, de concert avec le comte Araktchéïef (en qui il avait une confiance illimitée que ne justifiaient aux yeux du pays ni les talents ni le caractère de ce général), des colonies militaires, dans le but d’entretenir une armée considérable sans augmenter les charges de l’État, et sans enlever à l’agriculture les bras nécessaires à la défense du pays.

Le congrès d’Aix-la-Chapelle, auquel Alexandre prit une part si décisive, suspendit quelques moments, son ardeur de réorganisation. A dater du congrès de Troppau, il fut constamment distrait des soins de son empire par l’attachement qu’il conserva pour les principes de la Sainte-Alliance, et par sa crainte que les idées libérales, qui se faisaient jour presque à la fois en Espagne, en Italie et en Portugal, ne finissent par embraser l’Europe entière et par ébranler tous les trônes. Pendant qu’il armait l’Autriche contre l’Italie, et que, de concert avec ses alliés, il poussait la France contre l’Espagne, il abandonna à leur sort ses coreligionnaires de la Grèce, dont il avait longtemps favorisé les vœux, et que l’espérance seule d’obtenir son appui avait engagés à la levée de boucliers de 1821. Vivement affecté de la tourmente à laquelle une grande partie de l’Europe se trouvait livrée, plus effrayé encore de l’insubordination momentanée d’un régiment de ses gardes, il abjura vers la fin de ses jours les idées que M. la Harpe avait fait germer en lui avec tant de soins, et qui avaient fait sa gloire aux yeux de l’Europe civilisée. La censure, en Russie, devint alors sévère et méticuleuse ; une inquisition tracassière fut exercée contre plusieurs professeurs de la nouvelle université de Saint-Pétersbourg ; on opposa de grands obstacles aux voyages des Russes dans les pays étrangers ; la franc-maçonnerie fut supprimée dans tout l’empire, et la Pologne demanda en vain l’accomplissement des magnifiques promesses qu’on lui avait faites. Le cabinet autrichien exerça une influence de plus en plus décisive sur celui de Saint-Pétersbourg ; la Turquie mit impunément la longanimité d’Alexandre aux plus cruelles épreuves, et son pays perdit beaucoup de cette considération et de cette po-