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ABAILARD

en déclinant la compétence d’un tribunal composé de juges prévenus contre lui, se ménageait au moins quelque chance de succès ; car il avait quelques amis à Rome, et le cardinal Guide Castello avait été son élève. Mais tout espoir fut déçu. Innocent II approuva le concile de Sens : il ordonna que les livres incriminés fussent brûlés, et imposa à leur auteur, tanquam hœretico, un perpétuel silence. (Rescrit de Latran, le 16 juillet 1120.) Abailard publia son apologie, et, convaincu de son innocence, il voulut poursuivre son appel au saint-siége, et partit pour Rome. En passant à Cluny, Pierre le Vénérable, abbé de ce monastère, le retint dans sa solitude, obtint du pape son pardon, et parvint à le réconcilier avec saint Bernard. Quoique Abailard fût entré dans le cloître plutôt par dépit que par piété, ses lettres à Héloïse semblent attester qu’il ne tarda pas à y vivre dans une sainte résignation. Cette tendre amante était alors au Paraclet ; elle y vivait saintement avec plusieurs autres religieuses (Voy. Héloïse) : c’est là qu’Abailard lui adressa ces paroles mémorables : « Héloïse, ma sœur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd’hui plus chère encore en Jésus-Christ, la logique m’a rendu odieux au monde. Ils disent en effet, ces pervers qui pervertissent tout, et dont la sagesse est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j’ai failli grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de l’esprit, ils m’enlèvent la pureté de la foi. C’est, ce me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui méjuge ainsi. » Suivant l’exemple de celle qu’il appelait son épouse en Jésus-Christ, Abailard trouva un moment dans le monastère de Cluny la paix de l’âme, que les plaisirs et la gloire n’avaient pu lui procurer. Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau très-douloureuse lui laissait peu de tranquillité. On lui fit changer d’air, en l’envoyant près de Châlons, dans le prieuré de Saint-Marcel. Cette maison s’élevait non loin des bords de la Saône, dans une des situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là il continua sa vie studieuse ; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à coup ses maux prirent un caractère alarmant, et il mourut en chrétien à l’âge de soixante-trois ans. Héloïse demanda les cendres de son époux, et les obtint. Abailard les lui avait promises de son vivant, afin qu’Héloïse et ses religieuses se crussent plus obligées, en recevant ses dépouilles mortelles, à prier pour le repos de son âme. « Alors (disait-il à Héloïse dans une de ses lettres), vous me verrez, non pour répandre des larmes, il n’en sera plus temps ; versez-en aujourd’hui pour éteindre des feux criminels : vous me verrez alors pour fortifier votre piété par l’horreur d’un cadavre ; et ma mort, plus éloquente que moi, vous dira ce qu’on aime quand on aime un homme. » Héloïse fit enterrer au Paraclet le corps d’Abailard, immortalisé par elle autant que par ses écrits. Pierre le Vénérable honora son tombeau d’une épitaphe. En 1792, le Paraclet fut supprimé, et vendu au profit de l’État ; la révolution y respecta le double cercueil contenant les restes présumés d’Abailard et d’Héloïse, qui se trouvent aujourd’hui, à Paris, au cimetière du Père Lachaise, grâce à l’intervention d’Alexandre Lenoir, auteur du Musée des monuments français.

Tout le monde connaît le côté dramatique de la vie d’Abailard. Voici comment M. Cousin a, le premier, fait ressortir la valeur philosophique de ce personnage : « Héros de roman dans l’Église, bel esprit dans un temps barbare, chef d’école et presque martyr d’une opinion, tout concourut à faire d’Abailard un personnage extraordinaire. Mais de tous ses titres, celui qui se rapporte à notre objet et qui lui donne une place à part dans l’histoire de l’esprit humain, c’est l’invention d’un nouveau système philosophique, et l’application de ce système, et en général de la philosophie, à la théologie. Sans doute avant Abailard on trouverait quelques rares exemples de cette application périlleuse, mais utile, dans ses écarts mêmes, aux progrès de la raison ; mais c’est Abailard qui l’érigea en principe : c’est donc lui qui contribua le plus à fonder la scolastique ; car la scolastique n’est pas autre chose. Depuis Charlemagne et même auparavant, on enseignait dans beaucoup de lieux un peu de grammaire et de logique ; en même temps un enseignement religieux ne manquait pas ; mais cet enseignement se réduisait à une exposition plus ou moins régulière des dogmes sacrés : il pouvait suffire à la foi, il ne fécondait pas l’intelligence. L’introduction de la dialectique dans la théologie pouvait seule amener cet esprit de controverse qui est le vice et l’honneur de la scolastique. Abailard est le principal auteur de cette introduction ; il est donc le principal fondateur de la philosophie du moyen âge : de sorte que la France a donné à la fois à l’Europe la scolastique du douzième siècle par Abailard, et au commencement du dix-septième, dans Descartes, le destructeur de cette même scolastique et le père de la philosophie moderne. Et il n’y a point là d’inconséquence ; car le même esprit qui avait élevé l’enseignement religieux ordinaire à cette forme systématique et rationnelle qu’on appelle la scolastique, pouvait seul surpasser cette forme même, et produire la philosophie proprement dite. Le même pays a donc bien pu porter à quelques siècles de distance Abailard et Descartes : aussi remarque-t-on entre ces deux hommes une similitude frappante, à travers bien des différences. Abailard a cherché à se rendre compte de la seule chose qu’on pût étudier de son temps, la théologie : Descartes s’est rendu compte de ce qu’il était