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du bons sens". C'est aussi ce qui est arrivé. On s'est même abusé au point de prendre ombrage de leur doctrine. Un peu de méchanceté et de jalousie a achevé de les faire passer pour des gens suspects à ceux qui gouvernent, quoique personne n'ait autant d'intérêt que les Philosphes à la tranquillité publique [1]. S'il y a quelqu'un dont on doive se défier, dit M. Crousaz, [2] "c'est de ceux qui effectent une plus aveugle dépendance, un dévouement plus absolu, et qui paroissent se plaire le plus dans l'esclavage. Les hommes (ajoute cet Auteur) ne se rendent point ainsi esclaves pour rien ; ils ont leurs vues ; c'est de la fortune, c'est de leurs intérêts qu'ils le sont véritablement : voilà leurs vrais maîtres auxquels ils sont prêts de sacrifier tous les autres."

Ceci ne convient assurément à personne ; et mon dessein n'est point qu'on l'applique à qui que ce soit, pas même aux ennemis de la Philosophie. Il faut aimer les hommes, quelqu'injustes qu'ils soient. Quand on connoîtra bien les Philosophes, leur véritable doctrine, leurs vues et leur vie, on rendra sans doute plus de justice à leurs intentions et à leurs veilles. Avec un peu de bonne foi, on avouera que des mortels qui ont toujours vécu dans la retraite ; qui se sont refusés constamment aux plaisirs des sens, pour faire un meilleur usage de leur esprit ; dont les moeurs sont irréprochables et les travaux infinis, méritent bien quelque part à notre estime, ajoutons aussi à notre gratitude, lors même qu'ils payent un tribut à l'humanité par l'erreur. Car si des gens qui s'occupent sans cesse de la recherche de la véritié se trompent, quel fond doivent faire sur leurs lumières les personnes qui vivent dans une dissipation continuelle ? Ah ! qu'on connoît bien peu le coeur humain, lorsqu'on décrie la science des Philosophes ! Elle convient cette Science, a dit anciennement le Prince de l'Eloquence [3], et peut-être mieux encore un des Auteurs les plus estimés de notre temps ; [4] elle convient, dit-il, "à tout le monde ; la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes, et à toutes les conditions ; elle nous console du bonheur d'autrui, des indignes préféences, des mauvais succès, du déclin de nos forces, et de notre beauté ; elle nous arme contre la pauvreté,

  1. Voici ce que dit Seneque à ce sujet : Errare mihi viendtur, qui existimant, Philosophiae fideliter deditos, contumaces esse ac refractorios, et contemptores Magistratuum a Regum, corumve per quos publica adminisrantur. E contri io enim, nulli adverfus illos gratiores sunt : nec immerito ; nullis enim plus proestant quam quibus frai tranquillo otio licet, etc, Sen. Ep. LXXIII.
  2. Ubi suprd.
  3. Cicero pro Archid Poëtd, n°16
  4. La Bruyère, les moeurs de ce siècle