Qui pouvait dénombrer cette formidable armée du Christ ? Nul, je pense, n’a jamais vu et ne pourra jamais voir un pareil nombre de chevaliers[1] aussi accomplis.
Mais il y avait d’un côté de la ville un lac immense[2] sur lequel les Turcs lançaient leurs barques, et ils pouvaient ainsi sortir et rentrer en amenant du fourrage, du bois et autres denrées. Nos chefs, après avoir tenu un conseil, envoyèrent à Constantinople des messagers chargés d’inviter l’empereur à faire conduire des barques à Civitot, où se trouve un port, et à donner l’ordre de réunir des bœufs pour les traîner à travers les montagnes et les forêts jusqu’à proximité du lac. Ainsi fut fait immédiatement, et l’empereur envoya en même temps ses Turcoples[3]. Le jour où les barques furent ainsi convoyées, on ne voulut pas les mettre tout de suite à l’eau ; mais, la nuit étant survenue, on les lança dans le lac, montées par des Turcoples bien armés. Au petit jour on vit la flottille voguer en bon ordre au milieu du lac et se diriger contre la ville. À cette vue, les Turcs furent saisis d’étonnement, ignorant s’ils avaient affaire à leurs gens ou à ceux de l’empereur. Quand ils reconnurent que c’était bien une troupe impériale, pris d’un effroi mortel, ils se répandirent en pleurs et en gémissements, tandis que les Francs exultaient et glorifiaient Dieu[4].
Voyant enfin qu’ils ne pourraient recevoir aucun secours de leurs armées, les Turcs envoyèrent une ambassade à l’empereur, offrant de rendre spontanément la ville s’il leur était permis de se retirer avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens[5]. L’empereur, plein de vanité et de mal-
- ↑ L’Anonyme ne cherche pas à donner un chiffre. Celui des autres chroniqueurs, comme Foucher de Chartres, I, 10, p. 333 (600 000 combattants, dont 100 000 chevaliers), est simplement fabuleux.
- ↑ Le lac Ascanius, situé au sud de Nicée. Cf. Raimond d’Aguilers, 3, p. 239-240.
- ↑ Anne Comnène (XI, 2, p. 105) donne le nom du commandant de la flottille, Manuel Boutoumitès.
- ↑ Sur ce combat, cf. Anne Comnène, XI, 2, p. 106.
- ↑ Cf. Raimond d’Aguilers, 3, p. 239 ; Foucher de Chartres, I, 10, p. 333 ; Albert d’Aix, II, 37, p. 327-328 ; Étienne de Blois, lettre I (Epistulae et chartae, p. 140) ; Anselme de Ribemont, lettre I (Epistulae et chartae, p. 144). Ces deux lettres confirment la date de la capitulation de Nicée, 26 juin. Anne Comnène (XI, 2, p. 106) dit que les pourparlers eurent lieu par l’intermédiaire de Manuel Boutoumitès, qui reçut un sauf-conduit pour entrer dans la ville.