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Cette tribulation dura huit jours, puis le chef des Allemands conclut un accord avec les Turcs pour leur livrer ses compagnons : feignant de sortir pour combattre, il s’enfuit auprès d’eux et beaucoup le suivirent. Tous ceux qui refusèrent de renier le Seigneur furent condamnés à mort ; d’autres pris vivants furent partagés comme des brebis ; d’autres servirent de cible aux Turcs qui lançaient des flèches sur eux ; d’autres étaient vendus ou donnés comme des animaux. Les uns conduisaient leur prise dans leur demeure, d’autres dans le Khorassan[1], à Antioche, à Alep, partout où ils habitaient. Tels furent ceux qui reçurent les premiers un heureux martyre au nom du Seigneur Jésus.

Les Turcs, apprenant ensuite que Pierre l’Ermite et Gautier sans Avoir[2] se trouvaient à Civitot[3], située au delà de Nicée, s’y dirigèrent, pleins d’allégresse, afin de les massacrer ainsi que leurs compagnons. Pendant leur marche ils se heurtèrent à Gautier avec les siens, qu’ils eurent bientôt massacrés. Quant à Pierre l’Ermite, il venait de retourner à Constantinople, incapable de discipliner cette troupe disparate, qui ne voulait entendre ni lui ni ses paroles[4]. Les Turcs,

  1. Le Khorassan, situé au nord-est de la Perse, était le centre de la puissance des Turcs, qui l’avaient enlevé aux sultans Gaznévides vers 1037-1040 (cf. Laurent, Byzance et les Turcs seldjoucides, Paris, 1921, p. 8), mais les chroniqueurs latins ou arméniens appliquent ce nom à tous les pays orientaux qui dépendaient des Seldjoucides, Azerbaïdjan, Arménie, Mésopotamie. Pour Albert d’Aix, Bagdad est la capitale du Khorassan ; dans le texte de l’Anonyme, ce terme a donc un sens assez vague et signifie les pays de l’est.
  2. Gautier sans Avoir (« Sensavehor », dans Albert d’Aix), chef d’une bande populaire, avait quitté Pierre l’Ermite à Cologne et était arrivé avant lui à Constantinople. Sur ce personnage, voir Orderic Vital, t. III, p. 478.
  3. Civitot (Chevetot, en grec : Kivotos), port sur le golfe de Nicomédie, avec une forteresse créée par Alexis Comnène pour tenir en respect l’émir turc de Nicomédie (Orderic Vital, édition Le Prévost, t. III, p. 490-491). L’identification avec Guemlik, sur le golfe de Moudania, est abandonnée depuis les travaux de Tomaschek (Topographie von Kleinasien im Mittelalter, Vienne, 1891). Le gros de l’armée y était resté avec Pierre l’Ermite.
  4. Récit plus détaillé d’Albert d’Aix, I, 18, p. 286-289, qui mentionne un voyage de Pierre l’Ermite à Constantinople pour demander des secours, et de la Chronique de Zimmern (fragments dans les Archives de l’Orient latin, t. I, p. 28-29), qui cite les noms des chefs allemands. Anne Comnène, X, 6, p. 78, place la rencontre au bord de la rivière du Dragon.