Page:Histoire anonyme de la première croisade, trad. Bréhier, 1924.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voulait sauver son âme ne devait pas hésiter à prendre humblement la voie du Seigneur et que, si les deniers lui faisaient défaut, la miséricorde divine y pourvoirait. Et le Seigneur Apostolique ajoutait : « Frères, il vous faut souffrir beaucoup au nom du Christ ; misère, pauvreté, nudité, persécutions, dénûment, infirmités, faim, soif et autres maux de ce genre, comme le Seigneur a dit à ses disciples : Il vous faut souffrir beaucoup en mon nom[1] et : Ne rougissez pas de parler à la face des hommes ; je vous donnerai la voix et l’éloquence[2], et encore : Vous recevrez une large rétribution[3].

Ce discours s’étant répandu peu à peu dans toutes les régions et provinces des Gaules[4], les Francs, entendant ces paroles, commencèrent promptement à coudre des croix sur leur épaule droite[5], disant qu’ils voulaient unanimement suivre les traces du Christ, par lesquelles ils avaient été rachetés de la puissance du Tartare.

[2.] Bientôt les Gaules entières abandonnèrent leurs demeures et les Gaulois formèrent trois divisions[6]. Une partie des Francs entra en Hongrie : Pierre l’Ermite[7], le duc Godefroi[8], Baudouin, son frère[9] ; Baudouin, comte de Mons[10]. Ces puissants chevaliers et beaucoup d’autres que j’ignore suivirent la route qu’autrefois Charlemagne, le magnifique roi de France, fit établir jusqu’à Constantinople[11].

  1. Allusion aux Actes des Apôtres, 9, 16.
  2. Combinaison de II Timoth., 1, 8, et Luc, 21, 15.
  3. Allusion à Math., 15, 12, et Coloss., 3, 24.
  4. C’est-à-dire les duchés et comtés.
  5. Sur la prise de la croix, voir Foucher de Chartres, I, 4, p. 325. On remarquera que c’est le seul détail précis donné par l’Anonyme sur le mouvement qui précéda l’expédition.
  6. Dans la pensée de l’auteur, ces trois divisions correspondent aux trois routes suivies par les croisés : vallée du Danube, route des Alpes orientales et d’Esclavonie, route d’Italie et embarquement dans les ports de l’Adriatique. Il y eut, en réalité, un plus grand nombre de bandes de croisés.
  7. Sur Pierre l’Ermite et son rôle dans la croisade, voir Hagenmeyer, Peter der Eremit (Leipzig, 1879) ; traduction française par Furcy-Raynaud (Paris, 1879).
  8. Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine depuis 1089.
  9. Baudouin, plus tard prince d’Édesse et roi de Jérusalem.
  10. Baudouin, comte de Mons, en Hainaut.
  11. Passage qui montre la popularité de la légende de Charlemagne à cette époque. En Allemagne, on fit même courir le bruit de sa résurrection (Ekkehard d’Aura, II, dans les Historiens occidentaux, t. V, p. 19). Sur sa prétendue croisade, voir L. Bréhier, Les origines des rapports entre la France et la Syrie ; le protectorat de Charlemagne, dans le Congrès français de Syrie (Marseille, 1919), t. II, p. 36-38.