Page:Histoire anonyme de la première croisade, trad. Bréhier, 1924.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il m’est impossible de raconter tout ce que nous fîmes avant la prise de la ville[1] ; nul de ceux qui se trouvent dans ces régions[2], clerc ou laïque, ne pourrait écrire ou narrer entièrement comment les choses se passèrent. J’en dirai cependant quelque peu.

[20.] Il y avait un amiral de race turque, nommé Pirrus[3], qui s’était lié d’une grande amitié avec Bohémond. Souvent Bohémond l’engageait, au cours des messages qu’ils s’envoyaient mutuellement, à le recevoir dans son amitié ; il lui promettait en retour de l’admettre dans la chrétienté et lui faisait espérer des richesses et de grands honneurs[4]. Pirrus acquiesça à ces paroles et à ces promesses en disant : « Je garde trois tours ; je les lui promets volontiers et, à l’heure où il voudra, je l’y recevrai. »

Assuré ainsi d’entrer dans la ville, Bohémond se réjouit : tranquillisé, il aborda les autres seigneurs avec un visage calme et leur dit joyeusement : « Chevaliers très prudents, considérez dans quelle pauvreté, dans quelle misère nous sommes tous, grands et petits, et nous ignorons à peu près de quel côté nos affaires s’amélioreront. Donc, si cela vous paraît bon et honorable, que l’un d’entre nous se désigne devant les autres et si, d’une manière quelconque ou par son industrie, il parvient à acquérir ou à emporter d’assaut[5]

  1. Cette réflexion montre que ce chapitre et les suivants ont été rédigés par l’Anonyme après la prise d’Antioche.
  2. Expression intéressante qui prouve que la rédaction de cette partie a bien eu lieu au cours de la croisade.
  3. Firouz, d’après les sources arabes (Recueil des historiens des croisades ; documents arméniens, t. I, p. 40, n. 2). Il était fabri- cant de cuirasses, et la tour qu’il gardait avait une fenêtre grillée d’où l’on voyait la vallée où se trouvaient les Francs. Guillaume de Tyr (Historiens occidentaux, t. I, p. 212) l’appelle Emirfeirus et dit que sa tour, située près de la porte Saint-Georges, à l’ouest, s’appelait la tour des Deux-Sœurs.
  4. En fait, Firouz se convertit au christianisme, reçut au baptême le nom de Bohémond, prit part à l’expédition dans les rangs des croisés jusqu’à la prise de Jérusalem, puis retourna chez les Musulmans et apostasia (Guibert de Nogent, VI, 17, p. 212, et Chronique anonyme de Fleury, dans les Historiens occidentaux, t. V, p. 357).
  5. Ingeniare signifie littéralement « prendre la ville au moyen d’engins », c’est-à-dire de machines de guerre. Comme le récit de l’Anonyme ne fait aucune mention de l’emploi de machines de ce genre au siège d’Antioche, il faut prendre ce mot dans un sens plus général, « prendre d’assaut ».