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nous nous en remettons à toi, fais exécuter par toi et par nous tout ce que tu jugeras bon[1]. »

Bohémond ordonna alors que chacun des chefs plaçât son corps avec méthode. On fit ainsi, et six batailles furent ordonnées : cinq d’entre elles se groupèrent pour attaquer l’ennemi et Bohémond s’avançait lentement en arrière avec sa bataille. Les nôtres ayant pris contact heureusement avec l’ennemi, un corps à corps s’engagea, les cris résonnaient jusqu’au ciel, tous combattaient à la fois et des pluies de flèches obscurcissaient l’air.

Puis, lorsque arriva le gros de leur armée, demeuré en arrière, les nôtres furent attaqués avec un tel acharnement qu’ils reculaient déjà peu à peu. À cette vue, le très savant Bohémond gémit et appela son connétable[2] Robert, fils de Girard. Il lui dit : « Va aussi vite que tu peux comme un vaillant homme. Secours avec énergie la cause de Dieu et du Saint-Sépulcre et sache que cette guerre n’est pas charnelle, mais spirituelle. Sois donc le très courageux athlète du Christ ! Va en paix et que le Seigneur soit avec toi partout[3] ! » Et, muni de tous côtés du signe de la croix, tel un lion qui a souffert de la faim pendant trois ou quatre jours, sort de son antre en rugissant, altéré du sang des troupeaux, s’élance comme à l’improviste au milieu du bétail, déchirant les brebis qui fuient çà et là, ainsi il se comportait au milieu des rangs des Turcs ; et il les poursuivait si ardemment que les flammes de sa bannière[4] volaient par-dessus leurs têtes.

  1. L’Anonyme met Bohémond au premier plan et lui attribue tout l’honneur de la victoire. Raimond d’Aguilers (7, p. 247) reproduit tous les détails donnés par l’Anonyme, division en six corps de bataille, recul des croisés, rétablissement du combat. Le récit d’Étienne de Blois et d’Anselme de Ribemont (lettres citées plus haut, p. 83, n. 3) est plus bref.
  2. Le connétable, chef des écuries et, par suite, des chevaliers qui formaient la « maison » de Bohémond, était un des principaux personnages de sa bande et portait sa bannière.
  3. Ce discours, dont la véracité est plus que suspecte, trahit certainement le langage d’un clerc. Voir l’Introduction, p. vi-vii.
  4. La bannière de Bohémond était écarlate (Foucher de Chartres, I, 17, p. 343 ; Albert d’Aix, IV, 23, p. 405). Sur ces bannières terminées par plusieurs flammes, voir C. Enlart, Manuel d’archéologie française, t. III : le Costume (1916), p. 461 et fig. 402-403 (reproductions de la « tapisserie de Bayeux »), et la Revue de l’art chrétien, ann. 1912, p. 348 (chapiteau de Notre-Dame-du-Port à Clermont).