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armées de Turcs marchaient contre nous, se déclara rempli de crainte, nous voyant déjà tous morts ou tombés aux mains de nos ennemis et, forgeant toute espèce de mensonges, il dit : « Seigneurs et hommes très prudents, voyez dans quelle grande nécessité nous sommes ; et nous ne voyons venir de secours d’aucune part. Laissez-moi donc regagner ma patrie, la Romanie[1], et, n’en doutez pas, je ferai venir ici par mer des navires chargés de blé, de vin, d’orge, de viande, de farine et de fromages et de tout ce qui nous est nécessaire ; je vous enverrai des chevaux à vendre et le ravitaillement arrivera ici à travers la terre qui est dans la fidélité de l’empereur[2]. Et tout ceci je vous le jurerai fidèlement et j’attendrai. Les gens de ma maison[3] et ma tente sont encore au camp et, croyez-le fermement, je reviendrai le plus tôt possible. »

Il termina ainsi son discours. Cet ennemi s’en alla et laissa au camp tout ce qui lui appartenait. Il demeure et demeurera à jamais dans son parjure. Nous étions alors dans la plus grande nécessité : les Turcs nous pressaient de tous côtés, si bien que nul n’osait sortir des tentes, car ceux-ci nous serraient d’une part et de l’autre la famine nous torturait, et toute aide, tout secours nous faisait défaut. La menue gent et les pauvres s’enfuyaient à Chypre[4], en Romanie, dans les montagnes, et surtout nous n’osions aller jusqu’à la mer par crainte des Turcs exécrables ; nous n’avions plus aucune issue.

  1. La « Romanie » désigne ici tout l’empire, suivant le sens employé couramment par les Grecs.
  2. D’après Raimond d’Aguilers (6, p. 245), Tatikios, préoccupé du ravitaillement des croisés, leur aurait conseillé de bloquer Antioche en s’établissant dans les châteaux voisins à une certaine distance.
  3. Domestici désigne la « maison » civile et militaire du haut dignitaire byzantin qu’était Tatikios.
  4. L’île de Chypre avait été recouvrée par l’empire byzantin depuis 965.