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Guillaume resta dans la tente de Bohémond, gisant à terre comme un vil objet. Le lendemain, au point du jour, il comparut en rougissant en présence de Bohémond qui lui adressa ces mots : « Misérable ! honte de la France ! déshonneur et crime de toutes les Gaules ! Ô le plus détestable de ceux que la terre supporte ! Pourquoi as-tu fui si ignominieusement ? Peut-être voulais-tu livrer ces chevaliers et l’armée du Christ, comme tu en as livré d’autres en Espagne[1] ? » Guillaume garda le silence et aucun discours ne sortit de sa bouche. Les Français[2] s’assemblèrent presque tous et supplièrent humblement le sire Bohémond de ne lui faire souffrir aucune autre peine. Il y consentit sans s’émouvoir en disant : « J’y consentirai volontiers pour l’amour de vous s’il me jure de tout son cœur et de toute son âme que jamais il n’abandonnera le chemin de Jérusalem, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune, et Tancrède consentira à ce que, soit de son fait, soit du fait des siens, il ne lui soit causé la moindre contrariété. » Ayant entendu ces mots, Tancrède y consentit volontairement et Bohémond le renvoya aussitôt. Mais dans la suite le Charpentier, dévoré d’une grande honte, n’attendit pas longtemps pour fuir en cachette[3].

Telle fut la pauvreté, telle fut la misère que Dieu nous réserva pour nos péchés : car, dans toute l’armée, on n’eût pu trouver mille chevaliers qui eussent des chevaux en bon état[4].

[16.] Cependant, Tatikios, notre ennemi[5], informé que des

  1. Il avait pris part à une expédition contre les Maures et avait déserté (Guibert de Nogent, IV, 7, p. 174).
  2. Dans la pensée de l’auteur, les Francigenae diffèrent des Franci. Il entend par là les Français des provinces du nord, compatriotes de Guillaume le Charpentier et qui, à ce titre, intercèdent pour lui.
  3. Il s’enfuit pendant le siège d’Antioche par Kerbôga. Voir plus loin, chap. XXIII, où l’Anonyme ne rappelle pas son nom, mais il est désigné par Albert d’Aix, IV, 39, p. 417. Cette nouvelle allusion à un fait postérieur montre que ce chapitre n’a été rédigé qu’après le mois de juin 1098.
  4. Renseignement qui concorde à peu près avec celui d’Anselme de Ribemont. Voir plus haut, p. 73, n. 2.
  5. Tetigus (Tatikios), grand primicier, représentait l’empereur auprès des croisés. Son départ, attribué par l’Anonyme et par Raimond d’Aguilers (6, p. 245) à la lâcheté, fut dû, d’après Anne Comnène (XI, 4, p. 113), aux intrigues de Bohémond pour s’assurer la possession d’Antioche, malgré les serments prêtés à l’empereur. Voir Chalandon, Alexis Comnène, p. 199-203.