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les mains vides. Et le sage Bohémond les réprimanda en ces termes : « Ô malheureuse et misérable gent ! la plus vile de toute la chrétienté ! Pourquoi voulez-vous revenir si vite ? Attendez donc, attendez jusqu’à ce que nous nous soyons concentrés et n’errez pas comme des brebis sans pasteur. Si nos ennemis vous trouvent ainsi errants, ils vous tueront, car ils veillent jour et nuit pour vous surprendre sans chef, à l’écart ou seuls, et travaillent à vous conduire en captivité. » Ayant terminé son discours, il revint à son camp avec les siens, plus légers que chargés de butin[1].

Les Arméniens et les Syriens, voyant que les nôtres étaient revenus les mains à peu près vides, se concertèrent pour parcourir les montagnes et la contrée dont on a parlé, y rechercher habilement et y acheter du blé et des aliments et les rapporter au camp où régnait une grande famine. Ils vendaient la charge d’un âne huit hyperpres, qui valaient 120 sous en deniers[2]. Alors moururent beaucoup des nôtres qui n’avaient pas les moyens d’acheter aussi cher.

[15.] Guillaume le Charpentier[3] et Pierre l’Ermite[4], à cause de cette grande calamité et de cette misère, s’évadèrent secrètement. Tancrède les poursuivit, les rattrapa et les ramena avec lui en grande honte. Ils lui donnèrent leur foi et leur serment qu’ils reviendraient volontiers au camp et feraient satisfaction aux seigneurs. Pendant toute la nuit,

  1. Sur la déception des croisés au retour de cette expédition de ravitaillement, voir Raimond d’Aguilers, 6, p. 245 : « Regresso exercitu victore et vacuo », et Albert d’Aix, III, 52, p. 375.
  2. Purpuratus, traduction du mot grec « hyperperos », hyperpre. synonyme du sou d’or, « nomisma », valant 1/72 de livre, soit une pièce d’or de 15 à 16 francs en poids, valant, d’après la législation byzantine, 12 deniers ou « miliaresia ». L’Anonyme donne ici sa valeur en deniers d’Occident, soit 15 deniers pour un hyperpre au lieu de 12. Voir Andréadès, Ἱστορία τῆς ἑλληνικὴς δημοσίας οἰκονομίας (Histoire de l’économie politique des Grecs), Athènes, 1918, p. 405. Raimond d’Aguilers (6, p. 245) donne ce détail que, pendant cette période de détresse, la nourriture d’un cheval coûtait 7 ou 8 sous, soit 105 à 120 deniers, par nuit.
  3. Guillaume le Charpentier, vicomte de Melun, parent de Hugue le Mainsné. Il avait fait partie de l’armée de Godefroi de Bouillon (Albert d’Aix, I, 28, p. 294, et IV, 36, p. 414).
  4. C’est la première fois que le nom de Pierre l’Ermite est prononcé depuis le départ de Constantinople ; il n’a donc dans l’armée qu’un rôle secondaire.