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Nous, qui restâmes à Coxon, nous en sortîmes et pénétrâmes dans la montagne diabolique[1], si élevée et si étroite que, dans le sentier situé sur le flanc, nul n’osait précéder les autres ; les chevaux se précipitaient dans les ravins et chaque sommier[2] en entraînait un autre. De tous côtés les chevaliers montraient leur désolation et se frappaient de leurs propres mains, de douleur et de tristesse, se demandant que faire d’eux-mêmes et de leurs armes. Ils vendaient leurs boucliers et leurs bons hauberts avec les heaumes[3] pour une somme de trois à cinq deniers ou pour n’importe quoi. Ceux qui n’avaient pu les vendre les jetaient pour rien loin d’eux et continuaient leur route.

Sortis de cette exécrable montagne, nous parvînmes à une ville appelée Marasch[4]. Les habitants sortirent à notre rencontre tout joyeux, en nous apportant un copieux ravitaillement, et nous y fûmes dans l’abondance en attendant l’arrivée du seigneur Bohémond[5]. Enfin nos chevaliers atteignirent la vallée dans laquelle est située la cité royale d’Antioche[6], qui est la capitale de toute la Syrie et que le Seigneur Jésus-Christ a donnée à Pierre, prince des Apôtres, afin qu’il la rappelât au culte de la sainte foi, lui qui vit et règne avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit, Dieu dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il !


  1. Entre Césarée et Marasch, les croisés durent franchir les chaînes parallèles de l’Antitaurus par des passages très élevés.
  2. « Saumarius », sommier, cheval chargé de paquets, du grec σάγμα (bât), corrompu en « salma ».
  3. Sur le poids extraordinaire de cet armement, broignes, heaumes, écus, nous avons le témoignage à peu près contempo- rain de la Tapisserie de Bayeux, qui représente les préparatifs de l’expédition d’Angleterre. On y voit des porteurs chargés des lourdes broignes qu’ils vont embarquer dans les nefs.
  4. Marasch, située au pied du massif de l’Akhir Dagh, au débouché, dans la plaine, de la haute vallée du Djihoun. Les croisés y parvinrent vers le 13 octobre.
  5. On a vu plus haut que Bohémond s’était lancé à la poursuite des Turcs sans pouvoir les atteindre. Étienne de Blois fait allusion à cette poursuite (2e lettre, dans Epistulae et chartae, p. 150).
  6. La vallée de l’Oronte. Antioche, qui était encore une très grande ville, était bâtie sur la rive gauche de l’Oronte et escaladait au sud les pentes du mont Silpius. Reconquise sur les Arabes par Nicéphore Phocas en 969, elle avait été prise par les Turcs en 1085.